par Clément Petitjean[2]
En cette soirée de novembre 2017, une centaine de personnes sont réunies dans une salle de l’Est parisien à l’invitation du pôle auto-organisation de La France insoumise.
L’atelier du jour est consacré à la méthode Alinsky, du nom du théoricien de l’« organisation communautaire » (community organizing). Cette forme de militantisme de quartier est apparue aux États-Unis il y a près de quatre-vingts ans, mais demeure largement méconnue en France. Les deux intervenants, M. William Martinet et Mme Leïla Chaibi, louent une « méthode d’auto-organisation citoyenne » qui part « des préoccupations immédiates et concrètes » des habitants afin de leur « redonner du pouvoir ». « J’ai été bluffée par la capacité du community organizing à aller chercher les gens », explique Mme Chaibi ; la méthode Alinsky, « ça marche ».
En France, l’intérêt pour Saul Alinsky (1909-1972) n’a cessé de croître ces dernières années. Ses principaux écrits ont été traduits ou retraduits[3] ; des colloques, des ouvrages universitaires ou des numéros de revue lui ont été consacrés. Et des collectifs qui s’en réclament ont vu le jour, telles l’Alliance citoyenne de Grenoble et celle d’Aubervilliers, les associations Zonzon 93 de Villepinte ou Stop le contrôle au faciès, qui combat les pratiques discriminatoires de la police. La République en marche commence également à s’y intéresser : en novembre dernier, elle a invité l’universitaire américain Lex Paulson à vanter les vertus de l’organisation communautaire auprès de ses militants[4].
Mais La France insoumise a été le premier mouvement politique à revendiquer explicitement l’héritage d’Alinsky. En août 2017, plusieurs ateliers de ses « amphis d’été » ont exploré cette technique supposée permettre « la reconquête des quartiers populaires[5] ». Le pôle « auto-organisation » — terme choisi par La France insoumise pour traduire community organizing — a alors été créé. En plus de mettre sur pied des ateliers publics, il a récemment édité une note présentant les « principes pour développer l’auto-organisation populaire » : « frapper aux portes », « tisser les colères », « cibler les puissants » et « agir nous-mêmes ».
Théorisée et mise en pratique par Alinsky, l’organisation communautaire se présente comme une méthode très codifiée pour mobiliser les classes populaires. Un petit groupe de permanents salariés — les community organizers (« organisateurs communautaires ») — doit d’abord s’immerger dans un territoire. Puis, grâce au porte-à-porte ou à des entretiens individuels, ces professionnels recueillent les doléances des habitants afin de faire jaillir leurs revendications concrètes. Une fois ce travail accompli, ils élaborent une stratégie d’intervention, planifient des réunions préparatoires, imaginent des actions collectives et inventives, des techniques originales de lobbying, tout en relançant les membres bénévoles pour s’assurer de leur participation. Les campagnes doivent être gagnables — inutile de vouloir mettre à bas le racisme ou le capitalisme — et découler des préoccupations immédiates des habitants : les expulsions locatives, la fermeture d’un lycée, l’accès à la santé…
Cette méthode permettrait, selon Alinsky, de faire émerger des « organisations d’organisations » qui se rassemblent autour d’un programme élaboré en commun. Cet « ensemble de principes, de buts et de pratiques sur lesquels le peuple s’est mis d’accord[6] » ne doit pas être trop détaillé : « Après tout, le véritable programme démocratique, c’est un peuple qui s’intéresse à la démocratie », écrit Alinsky. Dans cette perspective, la participation citoyenne n’apparaît pas comme un moyen pour la mise en œuvre de mesures politiques (de redistribution, par exemple), mais comme sa propre fin.
Autonomie et indépendance
La méthode Alinsky naît formellement en juillet 1939 à Chicago, avec la création du conseil de quartier de Back of the Yards (Back of the Yards Neighborhood Council, BYNC), un territoire ouvrier du sud de la ville où vivent une majorité d’immigrés. Ancien travailleur social, Saul Alinsky s’associe à un dirigeant communiste du syndicat des travailleurs des abattoirs et à un évêque catholique progressiste pour le mettre en place. Il regroupe les représentants de diverses organisations du quartier (Églises, associations d’entraide, groupes de riverains, syndicats…) autour d’un double objectif : lutter contre les problèmes sociaux des habitants, divisés en fonction de leurs origines nationales, en les fédérant autour d’intérêts communs, et faire ainsi émerger un contre-pouvoir populaire et des porte-parole légitimes, capables de faire pression sur les élus pour défendre ces intérêts. La presse locale, puis nationale, encense le BYNC, s’émerveillant devant un « miracle démocratique » qui pourrait « sauver le mode de vie américain »[7], menacé à la fois par les fascismes européens et par le communisme soviétique.
Fort de ce succès inattendu, et afin de pérenniser le type d’intervention qu’il a expérimenté à Chicago, Alinsky crée en 1940 la Fondation des espaces industriels (Industrial Areas Foundation). Il s’appuie pour cela sur certaines fractions des classes dominantes : la philanthropie et les milieux d’affaires réformateurs, les professions libérales et la puissante Église catholique. Proche du philosophe catholique français Jacques Maritain (1882-1973), Alinsky bénéficie des généreuses subventions de l’archidiocèse de Chicago. Ces relations privilégiées avec l’Église lui permettent d’échapper à la répression maccarthyste après la seconde guerre mondiale et de poursuivre son entreprise de « participation citoyenne ». Il peut ainsi voyager à travers le pays, multiplier les conférences, créer plusieurs structures comparables au BYNC et former des dizaines de personnes à l’organisation communautaire.
Mais sa proximité avec la hiérarchie catholique dépasse les seuls liens institutionnels. Sa méthode — s’immerger dans un quartier, recueillir des doléances, et mettre en œuvre une action collective à visée réformiste — évoque la pédagogie du « voir, juger, agir », au fondement de la doctrine sociale de l’Église. De plus, la notion de « communauté », au cœur de ses interventions, n’est pas sans rappeler les paroisses qui structurent historiquement la vie locale aux États-Unis.
L’organisation communautaire connaît une forte expansion dans les années 1970. Les militants étudiants, noirs ou pacifistes, les hippies et les féministes des sixties n’ont pas fait advenir la révolution sociale, politique et culturelle tant attendue. Les mobilisations nationales pour de grandes causes laissent place à ce que l’historien Michael Stewart Foley appelle les « front porch politics[8] » (« politiques de proximité »), des luttes concernant des problèmes purement locaux, volontairement dissociées de questions stratégiques plus larges : les expulsions de locataires à New York, l’accaparement des terres par l’industrie agroalimentaire dans le Midwest, les déchets toxiques en Californie… De nouveaux groupes voient le jour, dans lesquels on retrouve d’anciens militants qui ont troqué leur fougue révolutionnaire contre une vision plus réformiste et moins radicale du changement social. Souvent formés en sociologie, en histoire ou en science politique à l’université, ces militants érigent l’organisateur en expert de la mobilisation des pauvres, tout en s’écartant parfois des préceptes d’Alinsky. Mais ce métier manque encore de reconnaissance sociale.
Au même moment, le tournant néolibéral amorcé par M. James Carter en 1977, puis durci par Ronald Reagan quatre ans plus tard, confère une place croissante à la « société civile » et aux associations. Au nom de l’autonomie et de l’indépendance des « communautés » — un thème cher aux milieux libéraux comme aux mouvements de libération noirs —, les pouvoirs publics se désengagent de certains services destinés aux pauvres et les délèguent à des « organisations communautaires » locales, qui fournissent divers services sociaux[9]. Loin de s’opposer au démantèlement de l’État social américain, déjà bien maigre, la méthode Alinsky s’y adapte parfaitement.
Ce n’est donc pas un hasard si les organisateurs acquièrent leur légitimité institutionnelle à partir des années 1980, en même temps que leur nombre se multiplie. L’élection de M. Barack Obama en novembre 2008 achèvera d’imposer cette stratégie d’intervention comme une pratique politique de référence. Lui-même ancien professionnel de la mobilisation à Chicago dans les années 1980, M. Obama utilise ces techniques bien rodées pendant sa campagne. Alors que, cinquante ans plus tôt, « se présenter comme organisateur communautaire revenait à dire qu’on était un touriste d’Alpha du Centaure[10] », cette figure est désormais reconnue nationalement.
La période néolibérale révèle à la fois les forces et les failles de ce modèle. Au cours des trente dernières années, l’organisation communautaire s’est affirmée comme l’un des rares canaux de représentation populaire dans le champ politique américain, dans un contexte où les syndicats sont moribonds et où le Parti démocrate et le Parti républicain s’apparentent toujours davantage à de simples machines électorales. On lui doit, au niveau local, un certain nombre de victoires récentes. À Chicago, des groupes qui s’en réclament — tout en se montrant critiques de l’héritage alinskien — ont par exemple obtenu la réouverture par l’université, après plus de vingt-cinq ans d’interruption, d’un centre de soins pour blessures graves (trauma center) dans le sud de la ville, ou encore empêché la fermeture du lycée Walter H. Dyett, le dernier lycée public du quartier noir historique de Bronzeville. Par ailleurs, plusieurs figures de la nouvelle génération militante ont fait leurs premières armes en tant qu’organisateurs communautaires. C’est le cas de Mme Patrisse Cullors, l’une des trois fondatrices du mouvement Black Lives Matter (Les vies des Noirs comptent), ou de M. Carlos Ramirez-Rosa, jeune conseiller municipal à Chicago et membre du parti Socialistes démocrates d’Amérique (Democratic Socialists of America), proches de M. Bernie Sanders.
Refus des idéologies
Toutefois, face au glissement à droite de l’échiquier politique américain, l’organisation communautaire a témoigné d’un opportunisme politico-stratégique en définitive assez inoffensif. Alinsky a toujours explicitement refusé toute idéologie, vantant les mérites d’une realpolitik pragmatique : peu importe qui gouverne, tant qu’il est possible de négocier et d’obtenir des victoires, aussi maigres soient-elles. Dans ses écrits, le théoricien se montre obsédé par la question du pouvoir, qu’il n’envisage jamais en termes de prise de l’appareil d’État, mais de constitution de contre-pouvoirs populaires. La tâche politique principale de l’organisateur se limite ainsi à mobiliser le « peuple » pour réformer la démocratie américaine. « Le feu, l’énergie, la vie de la démocratie réside dans la pression populaire, affirme-t-il. La démocratie elle-même est un gouvernement répondant constamment aux pressions continues de son peuple[11]. »
Le « peuple » d’Alinsky n’a toutefois d’existence qu’au travers de ses représentants. Selon le théoricien, l’organisateur doit s’appuyer sur les logiques de notabilités locales afin d’identifier les « leaders naturels » d’un quartier, car eux seuls seraient capables de faire bouger les foules. « La seule manière d’atteindre le peuple est de passer par ses représentants ou ses leaders, écrit-il. (…) Connaître l’identité de ces leaders naturels, c’est comme connaître le numéro de téléphone du peuple. Parler avec ces leaders naturels, c’est comme parler avec le peuple. » L’auto-organisation est donc bien encadrée.