La méthode : les ordonnances
Le projet de loi rendu public est celui qui va autoriser le gouvernement à légiférer par ordonnances sur un certain nombre de sujets. Le gouvernement est tenu de préciser dans son projet de loi les sujets sur lesquels il veut réformer par ordonnances, et le calendrier. Une fois la loi d’habilitation votée, il dispose d’un délai pour préparer ses ordonnances et les soumettre au parlement pour ratification. Sans attendre la ratification du Parlement, elles s’appliquent immédiatement.
Ici, le choix retenu laisse la marge de manœuvre la plus importante au gouvernement avec :
- un nombre de thèmes très élevé
- un contenu très large, le projet de loi précisant que contrairement à la loi El Khomri, ces dispositions supplétives peuvent être en deçà des droits actuels.
- un calendrier potentiellement long, pouvant laisser jusqu’à 1 an au gouvernement pour légiférer sans débat avec le parlement.
8 sujets listés, qui donneront chacun lieu à une ordonnance soumise à ratification par le parlement
- Renvoyer à l’entreprise de nouveaux sujets, la loi ne définissant plus que des dispositions supplétives, s’appliquant en l’absence d’accord. La liste de ces sujets est très longue, et couvre y compris des thèmes pour lesquels la loi, grâce à la mobilisation de l’année dernière, prévoyait qu’il était impossible de déroger par accord d’entreprise : le contrat de travail, le temps de travail, les salaires, la santé et la sécurité, et l’emploi [ Voir le détail ↓ ] ;
- Plafonner les indemnités prudhommes en cas de licenciement abusif, sans aucune précision sur le montant du plafond [ Voir le détail ↓ ] ;
- Étendre le référendum pour permettre l’adoption d’un accord contre l’avis des syndicats majoritaires. Les référendums introduits par la loi El Khomri ne pouvaient jusque là qu’être utilisés par les syndicats, l’employeur pourra désormais en déclencher [ Voir le détail ↓ ] ;
- Redéfinir le rôle de l’accord de branche et réduire leur nombre [ Voir le détail ↓ ] ;
- La "simplification" des institutions représentatives du personnel et la fusion entre délégué du personnel, CHSCT et comité d’entreprise dans une instance unique. Le projet va plus loin que prévu et prévoit à titre expérimental de fusionner aussi le Délégué Syndical [ Voir le détail ↓ ] ;
- Renforcer les moyens du dialogue social avec des moyens en formation et en temps supplémentaire, et l’introduction d’une forme de chèque syndical [ Voir le détail ↓ ] ;
- Renforcer le pouvoir de Conseils d’Administrations et "inciter" à une meilleure représentation des salariés dans les CA [ Voir le détail ↓ ] ;
- Réformer l’assurance chômage [ Voir le détail ↓ ] ;
L’argumentation "politique" : les droits des salariés seraient responsables du chômage et de la précarité
La réforme s’inscrit dans la droite ligne de la loi El Khomri et des arguments mille fois entendus mais jamais démontrés qui font de l’excessive protection des salariés en CDI la source du chômage de masse et de la précarité. Aucune étude économique n’ayant jamais fait le lien entre baisse des protections des salariés et création d’emploi, l’exposé des motifs se garde bien de citer le moindre chiffre. La stratégie affichée, pour éviter comme l’année dernière de focaliser le débat sur la réforme du code du travail, est de la présenter en même temps que la réforme de l’assurance chômage et de la formation professionnelle, de façon à afficher une sorte de "flexi sécurité" à la française. C’est ce qui explique le projet envisage d’intégrer la réforme de l’assurance chômage aux ordonnances, contrairement à ce qui était annoncé dans le programme d’Emmanuel Macron.
Alors que depuis 2013, 4 réformes du code du travail ont été menées – loi dite « sécurisation de l’emploi », loi Rebsamen, loi Macron, loi El Khomri – ayant toutes en commun de faire reculer les droits des salarié-es, aucune évaluation n’est prévue. Elles devaient pourtant créer de l’emploi, dommage que l’on ne vérifie pas que les résultats sont atteints…Surtout, elles commencent à peine à s’appliquer, et causent sur le terrain une pagaille généralisée.
Quand on prétend simplifier, c’est quand même étonnant de multiplier les réformes non ? |
La possibilité de réviser l’ensemble des droits à la baisse
Suite à la mobilisation, le gouvernement a été obligé de modifier la loi El Khomri l’année dernière. Dans la première version de son projet de loi, les règles supplétives ne correspondaient pas au contenu actuel du droit du travail. Par exemple, ils prévoyaient d’augmenter les durées maximum de travail (notamment pour les apprentis mineurs, le travail de nuit...).
Le projet d’ordonnance Macron précise dans une discrète note de bas de page, que contrairement à la loi El Khomri, les règles supplétives ne seront pas à droit constant. Ceci signifie que le gouvernement pourra, sur l’ensemble des sujets, revoir nos droits à la baisse !
Ordonnance 1 : le renvoi à l’entreprise de la quasi-totalité des droits : la généralisation du dumping
La loi El Khomri a réécrit la partie du code du travail portant sur le temps de travail, en renvoyant à la négociation d’entreprise de nombreuses questions qui étaient jusque là définies dans la loi. C’est le cas par exemple des heures supplémentaires, qui devaient auparavant être rémunérées partout avec une majoration de 25% puis 50%. Désormais, un accord d’entreprise ou de branche peut prévoir une majoration de 10%, sans qu’un accord au niveau de la branche puisse l’interdire. La règle des 25 et 50% n’est plus que supplétive, c’est à dire qu’elle s’applique seulement quand il n’y a pas d’accord d’entreprise.
La liste des droits pour lesquels les dispositions de la loi ne s’appliqueront que s’il n’y a pas d’accord d’entreprise est longue.
1- Temps de travail
La loi El Khomri qui a largement détricoté la durée légale du travail ne suffit visiblement pas car le gouvernement souhaite une encore s’y attaquer dans ces ordonnances.
Le travail de nuit est notamment mentionné. On se souvient que le gouvernement avait essayé d’augmenter la durée maximale du travail de nuit et été contraint de reculer l’année dernière. Il pourrait donc cette année :
- - augmenter les durées maximum de travail de nuit ;
- - Supprimer les contreparties obligatoires en matière de repos et de rémunération ;
- - Modifier la définition du travail de nuit, qui correspond aujourd’hui au travail effectué entre 21h et 6h du matin. Demain, cette plage horaire pourrait être raccourcie.
Exemple : Aujourd’hui tout travail effectué au cours d’une période d’au moins 9 heures consécutives comprenant l’intervalle entre minuit et 5 heures est considéré comme du travail de nuit. Il s’agit d’une disposition d’ordre public. A défaut d’accord particulier, c’est entre 21h et 6 heures. Avec les ordonnances, cette période pourrait être raccourcie par un accord d’entreprise entre minuit et 5 heures par exemple. Par conséquent le nombre d’heures majorées pour le salarié serait plus faible.
Le télétravail est également ciblé. Alors que les syndicats viennent de forcer le patronat à signer un document prévoyant une négociation interprofessionnelle encadrant le télétravail, les ordonnances pourraient autoriser les entreprises à définir elles-mêmes l’ensemble des droits des télétravailleurs. Grâce à l’accord signé en 2005 par l’ensemble des syndicats, le télétravail est encadré dans la loi, qui impose par exemple à l’employeur de prendre à sa charge les équipements de travail. Le document issu de la concertation qui vient de s’achever prévoit de renforcer ces protections, par exemple en matière d’accident de travail. C’est une priorité pour l’UGICT-CGT, étant donné que les ingés, cadres et tech sont de plus en plus nombreux à opter pour le télétravail. C’est le résultat de cette laborieuse négociation que mettraient à bas les ordonnances.
On se souvient que l’année dernière, le gouvernement voulait autoriser à fractionner les 11h de repos obligatoire, ciblant directement les ingés, cadres et tech, nombreux à être au forfait jour. Cette disposition pourrait être réintroduite dans les ordonnances.
La durée légale du travail n’est rappelée à aucun endroit du document. L’exposé des motifs se contente de lister comme dispositions relevant de l’ordre public que le Smic, l’égalité professionnelle et les seuils d’expositions au risques (matières, charges, températures…). Le gouvernement ne prendra toutefois probablement pas le risque politique de s’attaquer au symbole des 35h. Il peut toutefois amplifier la loi El Khomri et permettre aux entreprises de définir le taux de rémunération et le seuil de déclenchement des heures sup (35h, 39h...), avec la possibilité de descendre en dessous des 10% de majoration...ce qui reviendrait à supprimer dans les faits la durée légale du travail.
Rien n’empêche non plus le gouvernement de légiférer pour généraliser le travail du dimanche comme il avait commencé à le faire dans la loi Macron de 2015.
2- Le contrat de travail
Ce sujet n’a absolument pas été évoqué dans la campagne électorale, ni été débattu. Le projet autorise le gouvernement à modifier de fond en comble les règles légales régissant le contrat de travail en les renvoyant à l’accord d’entreprise.
Très laconique, il se contente d’identifier 2 cibles :
Le recours aux CDI et CDD :
Aujourd’hui, le code du travail énumère limitativement les cas de recours aux CDD qui sont d’ordre public (remplacement, surcroit temporaire d’activité, CDD d’usage, activité saisonnière), c’est à dire qu’un accord ne peut ajouter de nouveaux cas de recours.
Avec ses ordonnances, le gouvernement pourrait permettre par accord d’entreprise :
- de créer de nouveaux cas de recours au CDD ;
- de modifier ou supprimer la durée maximale d’un CDD et le nombre de renouvellement (18 mois et 3 renouvellements aujourd’hui) ;
- ou encore de modifier le montant de l’indemnité de précarité (10%).
- Les "conditions et conséquences" de la rupture du CDI.
Un employeur doit justifier d’une cause réelle et sérieuse pour procéder à un licenciement (licenciement économique, motif disciplinaire, inaptitude physique, etc.). Il doit par ailleurs respecter une procédure, qui implique une convocation à un entretien préalable, une lettre indiquant les motifs de licenciement, la possibilité pour le salarié de se faire assister par un syndicat... Il doit enfin respecter un préavis et verser une indemnité de licenciement.
Ces éléments sont aujourd’hui définis par la loi. Le gouvernement pourrait renvoyer l’ensemble de ces dispositions à l’accord d’entreprise. Il pourrait également permettre de prédéfinir des motifs de licenciement soit dans le contrat de travail, soit dans un simple accord d’entreprise, revendications de longue date du MEDEF.
3- La santé et la sécurité
Cette partie du code du travail, fondamentale pour les salariés, définit l’ensemble des protections des salariés en matière de santé et de sécurité. Le projet de loi est très laconique, et se limite à dire que les seuils d’exposition aux risques (matières dangereuses, charges, températures…) devraient rester définis dans la loi.
En l’état de sa formulation, ce projet pourrait permettre au Gouvernement de transférer à la négociation d’entreprise des éléments essentiels tels que :
- le droit d’alerte des représentants du personnel et droit de retrait des salariés confrontés à un danger grave et imminent (comme les Risques psychosociaux, les risques industriels, les violences sexuelles…). Cette disposition est particulièrement grave pour les ingés, cadres et tech, qui souvent, du fait de leurs responsabilités, sont les premiers informés de ces risques. Ceci fragiliserait considérablement le début de statut pour les lanceurs d’alerte que nous venons d’arracher !
- l’information et la formation des salariés ;
- la protection des mineurs de moins de 18 ans ;
- les obligations relatives aux équipements de sécurité ;
- l’organisation des locaux de travail (fenêtres, vestiaires, …) ;
- les modalités de prévention contre des risques spécifiques (chimiques, biologiques, sonores, …) ;
- le document unique d’évaluation des risques professionnels.
Il est particulièrement grave que le Gouvernement ait souhaité se réserver la possibilité de transférer ces éléments à la négociation collective sans explicité ses intentions. La santé des salarié-es n’est pas négociable !
4- Le salaire
Sur les salaires, au-delà des dangers réels de dumping que fait courir la décentralisation de la négociation salaire, il y a au moins 2 risques importants :
- On a constaté pendant la crise que l’on négociait moins les salaires dans l’entreprise et que les augmentations étaient très faibles. Néanmoins, les salaires réels ont progressé en France même pendant ces années de crise, essentiellement grâce aux accords salariaux de branches qui ont automatiquement fait augmenter les salaires. Ce résultat est aussi le fruit de la couverture conventionnelle avec 96% des salariés en France qui sont couverts par un accord de branche grâce au droit à l’extension. Renvoyer la négociation salaire dans l’entreprise c’est à coup sûr baisser le niveau général des salaires réels.
Un article des Echos explique parfaitement ce mécanisme avec cet exemple : entre 2009-2012 (au cœur de la crise systémique) : lorsque l’augmentation de salaire est de 1% dans la branche, la hausse à court terme du salaire moyen de base est supérieure de 0,12% à ce qu’elle aurait dû être s il n’y avait pas eu d’augmentation conventionnelle de branche.
En clair le vœu du Medef est exaucé cela permettra de geler voire de baisser les salaires
- Le salaire conventionnel est le salaire de référence d’un niveau de classification. Ne plus négocier le salaire au niveau de la branche revient à avoir des grilles de classifications sans salaires qui leur correspond. Cela revient à affaiblir considérablement les grilles de classification et la reconnaissance des qualifications.
Les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires tirent déjà les salaires vers le bas, avec un tassement de la reconnaissance de la qualif et une absence de déroulé de carrière qui frappe particulièrement les ingés cadres tech, et notamment les jeunes diplômé-es. Avec cette disposition, la seule augmentation annuelle de salaire sera (et c’est de plus en plus hypothétique) celle du SMIC. C’est la négation totale de la qualification.