Nous ne parlerons pas d'actualité. Nous ne parlerons pas de ses piques, bons mots et polémiques. Nous ne parlerons de scrutins ni d'alliances. En un mot comme en mille, tout a déjà été dit, ailleurs et partout, sur ces sujets. Jean-Luc Mélenchon est l'une des voix les plus connues, parce que médiatique, du socialisme critique contemporain : le personnage, comme le projet politique qu'il porte, ne fait naturellement pas l'unanimité dans la grande et cacophonique famille anticapitaliste — trop autoritaire et institutionnel pour les libertaires, trop social-démocrate pour les communistes radicaux, trop républicain pour les trotskystes...
L'intéressé a pourtant déclaré un jour : « Nous sommes tous des socialistes, des communistes, des écologistes, des trotskystes et même des libertaires à notre manière ! Nous sommes tout cela et nous sommes passionnément républicains ! Bref, nous sommes de gauche, en général et en particulier. Nous prenons tout et nous répondons de tout. » C'était en 2008. Or, depuis quelques mois, Mélenchon amorce un virage politique que l'on ne peut ignorer : le système, explique-t-il, ne redoute pas la gauche (qu'il peut à sa guise récupérer) mais le peuple. Dépassionner l'homme public pour rendre intelligible le cheminement de cette évolution : telle est l'ambition de cet article en trois parties dont vous trouverez le premier texte ci-dessous.
Partie 1 |
Alexis Gales - 11 mars 2015 Etudiant et orwellien.
Si notre attention se limite à ses bons mots travaillés au millimètre ou à ses commentateurs médiatiques, la partition jouée par Jean-Luc Mélenchon semble demeurer intacte. Incarner la colère populaire par le parler « dru et cru », taper sur les représentants du système de Merkel aux locataires de la rue de Solférino en passant par la Commission européenne, retourner les procès médiatiques en populisme ou germanophobie contre leurs auteurs, travailler à une opposition de gauche au gouvernement en vue des élections intermédiaires… sa stratégie politique suit la ligne tracée depuis mai 2012. Néanmoins, la mélodie de fond s’est bouleversée ces derniers mois. Si l’on tend cette fois-ci l’oreille en deçà des radars du spectacle, le ciment historique sur lequel Mélenchon s’est construit vacille. Aux références à la gauche – même la « vraie » ou la « radicale » – se substituent celles au peuple. Le parti politique n’encadre plus au profit d’initiatives citoyennes, le clivage gauche-droite s’éteint sous l’opposition peuple-oligarchie, à ses anciens livres En quête de gauche et l’Autre gauche leur succèdent Qu’ils s’en aillent tous et L’ère du peuple. Bref, le député européen aurait posé l’étendard « gauche », lui préférant celui de « peuple ». Au-delà du simple signifiant, ce passage de la gauche vers le peuple est le fruit d’une importante réflexion autant intellectuelle que stratégique.
- « La mélodie de fond s’est bouleversée ces derniers mois. Si l’on tend cette fois-ci l’oreille en deçà des radars du spectacle, le ciment historique sur lequel Mélenchon s’est construit vacille. »
En effet, Jean-Luc Mélenchon se plaît à être qualifié d’intellectuel. Héritier d’une longue tradition, ce qu’on nomme le mouvement socialiste a toujours eu à sa tête des théoriciens de la pratique. Les hommes et les femmes capables d’analyser avec précision et méthode les contradictions de leur époque afin d’en tirer une stratégie révolutionnaire ont historiquement tenu le haut du pavé :, ou , pour citer les plus éminents représentants. C’est ce travail de fond que soumet aujourd’hui le fondateur du Parti de Gauche lorsqu’il entend démontrer que l’ère du peuple frappe à la porte de l’Histoire, enterrant implicitement l’ère de la gauche dans un passé révolu. Du constat de trois grandes bifurcations en jeu – anthropologique, climatique et géopolitique – émerge un nouvel acteur de l’Histoire, le peuple urbain, et son nouveau terrain d’expression, l’espace public, ainsi qu’une stratégie de prise de pouvoir, la révolution citoyenne, adossée à la doctrine émancipatrice de notre temps : l’éco-socialisme.
Pour saisir ce nouveau chemin de crête, il est nécessaire de revenir à ses soubassements philosophiques originaires et ses référents intellectuels. Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre licencié de philosophie n’en est pas avare. Dépassionner le personnage pour rendre intelligible le cheminement de sa pensée : voilà notre idée directrice.
L’outil matérialiste : les trois bifurcations
Toute doctrine politique s’appuie sur un diagnostic du monde qui l’entoure. Néanmoins, la méthode utilisée afin d’élaborer ce constat n’est pas neutre. Elle implique de trancher, même implicitement, des questions fondamentales comme la nature de l’Homme ou d’adopter une certaine philosophie de l’Histoire. Ainsi, dans le tableau que Jean-Luc Mélenchon nous propose des sociétés humaines à l’aube du XXIe siècle apparaît à grands traits l’outil matérialiste d’explication du monde. Le jeune Mélenchon doit à la lecture de L’idéologie allemande son adhésion au matérialisme historique, évoqué comme une « révélation » : le référent premier doit être l’activité pratique de l’Homme, c’est-à-dire le mode de production par l’Homme de ses moyens d’existence. L’approche d’un matérialiste sur les évènements se caractérise par une méthode – le matérialisme dialectique – résumée en trois principes : la primauté de la matière concrète du réel, le réel comme processus, les processus comme parties intégrantes d’une totalité.
Anthropologie, climat et géopolitique
Le point de départ de son étude à vocation scientifique des sociétés humaines est une loi qui guide leur marche : celle du nombre et de la reproduction biologique. De la croissance exponentielle de l’humanité – il a fallu deux cent mille ans pour atteindre le premier milliard et seulement onze pour passer de six à sept milliards ! – dépend tout le reste de l’organisation sociale. C’est « la condition humaine elle-même » (L’ère du peuple, p. 34) qui se retrouve bouleversée puisque les besoins humains entrainent l’invention de nouvelles techniques ainsi que l’expansion de l’humanité sur le globe entier et dans les mers. On retrouve ici l’idée d’un certain déterminisme causal : « L’histoire humaine est d’abord celle du nombre des individus qui la composent » (ibid.). Fidèle à la tradition marxiste, Mélenchon refuse de définir une nature de l’Homme au profit d’une production de soi par le rapport socialisé au monde. Quel degré de proximité y a-t-il entre les premiers groupes humains vivant de la cueillette et l’homme contemporain, hybridé avec la machine et achetant son repas au supermarché ? Peut-on parler de la même humanité entre une femme enceinte dès l’âge de la puberté et s’éteignant avant d’atteindre la trentaine et celle d’aujourd’hui choisissant d’enfanter grâce à la contraception – « une aptitude biologique n’est plus un destin social » – et vivant jusqu’à quatre-vingt-cinq ans ?
- « Fidèle à la tradition marxiste, Mélenchon refuse de définir une nature de l’Homme au profit d’une production de soi par le rapport socialisé au monde. »
La bifurcation anthropologique de l’humanité remodèle jusqu’à son rapport au temps. Ce dernier, « propriété de l’univers social » et défini comme « le rythme auquel se font les choses » (p. 93), n’est pas immuable à travers les époques. Entre la société paysanne contrainte par la temporalité de l’agriculture et les cycles saisonniers au « temps zéro » des flux financiers internationaux se trouve un abysse que l’humanité a sauté en moins de deux siècles. L’accroissement du nombre lui-même, multiplicateur des liens et catalyseur des bouleversements de l’histoire humaine, induit quasi-mécaniquement l’invention de techniques et le mode de production et d’échange. Le capitalisme financiarisé façonne donc le rapport humain au temps – celui de la vie, des objets, des savoirs etc. – en imposant la temporalité dominante des possédants. Mélenchon semble calquer la découpe analytique matérialiste entre une infrastructure des rapports de production déterminant intégralement une superstructure idéel – ici le rapport individuel et collectif au temps.
La conséquence directe du nombre croissant des êtres humains est le danger de leur activité sur l’écosystème. La course aux matières premières et le modèle productiviste afin de répondre aux besoins humains entraînent l’émission massive de gaz carbonique qui réchauffe l’atmosphère. Cela conduit à une réaction en chaîne : température plus élevée, fonte des glaces, élévation du niveau de la mer et libération de gaz à effet de serre, accélération de l’évaporation donc des pluies, bouleversement de la biodiversité, extinction d’espèces etc. Une ère nouvelle a pris place : l’anthropocène, celle des hommes. La bifurcation climatique, encore plus que la bifurcation anthropologique, s’explique par les lois de la science (la climatologie en tête). En effet, Jean-Luc Mélenchon est un des rares hommes politiques à entretenir un dialogue constant avec les sciences « dures ». Il utilise nombre de métaphores scientifiques afin de rendre compte du monde social (comme les issus de la physique des systèmes dynamiques ou le venu de la physique quantique).
- « Le capitalisme financiarisé façonne donc le rapport humain au temps – celui de la vie, des objets, des savoirs etc. – en imposant la temporalité dominante des possédants. »
La troisième bifurcation, géopolitique, suit le même schéma. Partant d’une analyse matérialiste en termes de rapports de force monétaires et de structure de l’économie américaine, Mélenchon en conclut l’attitude, par intérêt, belliqueuse des États-Unis d’Amérique et de son bras armé, l’OTAN. Le gouvernement nord-américain a imprimé une masse gigantesque de dollars sans aucune contrepartie matérielle dont il assure la valeur par sa présence militaire aux quatre coins du globe. De même, le volant d’entrainement de l’économie américaine est inféodé au complexe militaro-industriel. Ces deux éléments matériels poussent à une production et une présence militaire toujours plus importantes. Ainsi, il détricote le « voile tissé des fils les plus immatériels [de l’idéalisme] » (Marx) propre à la rhétorique d’un « choc des civilisations », théorisé par au milieu des années 1990, d’hypothétiques valeurs de Démocratie et de Droits de l’homme à défendre les armes à la main le long des pipelines de pétrole. Mélenchon prédit donc une bifurcation géopolitique de l’ordre mondial lorsque les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), et leur monnaie d’échange récemment institué pour concurrencer le dollar, devanceront les États-Unis en termes de puissance économique. Il assume le primat du changement sur l’essence, des processus sur les choses. Cette vision processuelle du réel, où l’accent est mis sur le caractère mouvant et transitoire de toutes choses, est indissociable des analyses mélenchoniennes.
Enfin, et de manière évidemment liée, la méthode matérialiste ne pense pas les processus comme indépendants entre eux. Ces trois bifurcations ne sont pas irréductibles les unes aux autres, mais au contraire, communiquent si étroitement qu’elles n’en font qu’une. Facteurs démographiques, économiques, techniques, écologiques, militaires et géopolitiques se mêlent constamment dans ses explications. De fait, la totalité ou la globalité de la dialectique s’incarne dans la capacité à éclairer les connexions du mouvement d’ensemble. Face à un mouvement général d’extériorisation et de juxtaposition des thématiques contemporaines, Jean-Luc Mélenchon s’évertue à collecter les pièces du puzzle et à pointer les manifestations, à première vue insignifiantes, du capitalisme en tant que système.
Le nouvel acteur de l’Histoire : le peuple
Face au constat dominé par l’émergence du grand nombre sur la scène de l’histoire, qui porte le drapeau de la révolte ? Le matérialisme historique dont s’est revendiqué le mouvement socialiste jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle ne jure que par la classe ouvrière comme protagoniste de l’Histoire de l’humanité. Un ensemble homogène dont l’appartenance exclusive se trouve rabattu sur sa position dans le processus de production. Bien que cotisant à l’outil matérialiste d’explication du monde, Jean-Luc Mélenchon s’est distancié, depuis son premier ouvrage À la conquête du chaos, en 1991, d’une lecture dogmatique et anhistorique du marxisme. Il s’agit de distinguer chez Mélenchon, à l’instar des travaux de, entre une philosophie marxiste comme méthode dont il se réclame et une théorie scientifique de l’histoire qu’il nuance abondamment. C’est dans le contexte de cette remise en question globale de lois déterministes de l’histoire des sociétés humaines qu’il faut comprendre le recours au peuple supplantant la classe ouvrière.
Relativiser la marche matérialiste de l’Histoire
- « Le déterminisme historique marxiste postule la succession de formes d’organisations sociales liées positivement entre elles puisque chaque étape postérieure rapproche l’Homme du stade ultime. »
L’apostasie tombe comme un couperet dès son tout premier ouvrage : « Le socialisme n’est-il qu’un mythe prophétique comme un autre ? » Cette question existentielle se comprend dans le contexte terrible du débat politique des années 1990. Le mur de Berlin emmène dans sa chute la fin de l’Histoire et des grandes idéologies. S’attaquer en 1991 au matérialisme historique tout en méprisant l’avènement concomitant de la science économique néoclassique (dite rationnelle) apparaît comme un jeu d’équilibriste. Jean-Luc Mélenchon, conscient de l’incapacité d’une loi matérialiste à expliquer l’intégralité des évènements de son temps, entreprend « d’en finir avec les conceptions théologiques de la politique : son rôle n’est pas de se présenter comme la science globale de l’activité humaine ou comme la religion des jours meilleurs ». Libéralisme et déterminisme historique se confondent dans cet énoncé. Face à une élite politique social-démocrate qui s’immisce avec enthousiasme dans ce nouveau rabattage des cartes – « les nouveaux parvenus du socialisme gestionnaire et leur réalisme de pacotille » – et l’extrême gauche – « les récitants du catéchisme marxiste du passé » –, celui qui a été le plus jeune sénateur français ouvre la voie à une nouvelle théorie apte à comprendre le « mouvement réel des sociétés humaines » par l’interaction des composants isolés du système. Si, comme le dit , « il est nécessaire, pour défendre le socialisme, de commencer à l’attaquer », l’assaut proposé par Mélenchon cible un de ses piliers canoniques : la théorie des stades de développement.
Le déterminisme historique marxiste postule la succession de formes d’organisations sociales liées positivement entre elles puisque chaque étape postérieure rapproche l’Homme du stade ultime où sa condition sociale coïncidera avec l’idée qu’il se fait de lui-même. L’histoire des sociétés humaines s’expliquerait donc avant tout par des raisons économiques et techniques : elle serait régie par un « mystérieux programme transcendant […] qui a pour noyau dur le développement continuel de l’invention technique et scientifique […] non seulement automatique mais également d’une neutralité philosophique absolue » (Orwell Educateur, ). Mélenchon engage son apostasie. Les faits culturels, les structures mentales ou l’imaginaire collectif sont susceptibles d’empêcher, de ralentir ou à l’inverse, de favoriser, d’accélérer le dépassement des ordres sociaux économiques, les avancées technologiques ou le mode de production. Quelle stupeur traversa le courant marxiste lorsque des ethnologues conclurent que l’invention de l’agriculture ne fut en rien une solution pragmatique pour pallier à la précarité de la cueillette mais la conséquence fortuite d’un banal culte consistant à enterrer des graines. La présence ou l’absence de conditions politiques et culturelles nuancent le déterminisme technique des stades évolutifs. En effet, la critique de la linéarité des processus historiques fit l’objet d’un examen précis par Jean-Luc Mélenchon qu’il condensa dans son premier ouvrage À la conquête du chaos. L’incertitude serait donc une « propriété indépassable de l’univers social ».
De la classe ouvrière au peuple urbain
- « Les bouleversements du monde salarié en un émiettement des catégories socioprofessionnelles ont flouté les repères traditionnels.»
Quel acteur désigne alors Jean-Luc Mélenchon pour hériter du témoin révolutionnaire ? La catégorie marxiste de classe ouvrière avait l’avantage de définir une frontière nette entre travailleurs – Gramsci y incluait la paysannerie – et capitalistes : détenteurs de leur seule force de travail contre détenteurs du capital. Néanmoins, les bouleversements du monde salarié en un émiettement des catégories socioprofessionnelles – ouvriers d’industrie, ouvriers agricoles, employés de service, fonctionnaires, cadres d’entreprise, chômeurs etc. – ont flouté les repères traditionnels. Ainsi, se comprend l’usage récurrent du concept de peuple au détriment de celui de classe. Même si cette référence s’articule partiellement autour de la notion de peuple-classe – ensemble des dominés dans les rapports de production –, il reste la dominante du laïkos – le peuple dans son indivisibilité. C’est toute la mythologie du fardeau de la classe ouvrière quant à son rôle révolutionnaire qui s’écroule. Mélenchon ne croit pas que « la classe ouvrière ait à s’emparer par elle-même du pouvoir d’ensemble de la société et que c’est de son mouvement mécanique que va résulter le bien commun » (, janvier 2012).
Pour Mélenchon, le successeur de l’homo laborans sera l’homo urbanus, celui de la classe ouvrière le peuple urbain. Encore une fois, la clé de lecture est le fait populationnel urbain qui tend à s’universaliser et implique des « liens forts d’interdépendance, […] une vaste machinerie sociale concentrée en milieu urbain » (p. 110). De ce phénomène émerge la figure première et indépendante de la condition sociale érigée par la modernité politique occidentale : l’individu. Il s’empresse de le rappeler dès qu’il en a l’occasion. Sa matrice originelle, celle à partir de laquelle il a construit sa vie de militant politique, est la doctrine qui « a libéré l’individu » du « vieux monde », décrit comme un « fatras de privilèges et de puissants ». La philosophie des Lumières « habite émotionnellement » (7 mars 2012, ) le natif de Tanger depuis son plus jeune âge.
- « Chaque individu est capable de s’arracher des institutions (famille, Église, communauté villageoise) ou médiations (patriarche, curé, préjugés) qui lui barrent la route de l’autonomie intellectuelle. »
Un des grands principes philosophiques dont il se fait l’héritier est le statut de la raison. L’idée d’une transcendance antérieure à la volonté humaine à laquelle il devrait se soumettre intégralement est battue en brèche par les philosophes du XVIIe et XVIIIe siècle : l’Homme est capable d’autonomie, il peut s’instituer sa propre loi. La première des autonomies étant, évidemment, celle de penser par soi-même. Ce primat de la raison individuelle sur les déterminants extérieurs ou antérieures à la condition humaine fonde l’approche politique de Jean-Luc Mélenchon, d’où son constant appel aux capacités réflexives de chacun. Chaque individu est capable de s’arracher des institutions (famille, Église, communauté villageoise) ou médiations (patriarche, curé, préjugés) qui lui barrent la route de l’autonomie intellectuelle. La ville permet plus en amont l’épanouissement de cette individualité enténébrée dans les anciennes structures sociales.
De l’usine à l’espace public
À chaque sujet révolutionnaire de l’Histoire correspond un lieu physique à sublimer par l’action du nombre. Dans l’analyse marxiste traditionnelle, le prolétariat ouvrier doit s’emparer de son terrain de prédilection où se produit la richesse : l’usine. Ce lieu qui cristallise les contradictions du système permet une double prise de pouvoir. La première est une prise de pouvoir sur soi, sur sa subjectivité au contact d’une condition sociale partagée par ses semblables – c’est le passage chez Marx d’une classe en soi (avec des intérêts communs) à une classe pour soi (consciente de ses intérêts communs). La seconde est une prise de pouvoir matérielle sur le lieu lui-même, de possession collective par la dépossession privée. « L’entreprise n’est plus le lieu central où s’exprime une conscience politique globale » (p. 123) assène Jean-Luc Mélenchon. Désindustrialisation, délocalisations, criminalisation de l’action syndicale, menaces de licenciement et éclatement des grandes industries en entités de petites tailles ont eu raison de la figure emblématique de l’usine. La partition révolutionnaire du peuple urbain se joue donc sur une autre scène : l’espace public, et son incarnation contemporaine, la ville.
- « Le nouvel âge des révolutions se caractérise donc par le déferlement du peuple en ville et l’occupation des places poussés par des revendications communes de conditions dignes d’existence. »
La ville moderne symbolise plus que jamais les rapports de domination capitalistes entre des centres villes embourgeoisés, des ghettos riches, des grands ensembles où se concentrent la misère et une relégation périurbaine qui reflète des nouvelles formes de relégations sociales. Si, pour Mélenchon le matérialiste, « à toute condition sociale finit par correspondre une conscience collective » (p. 115), alors émerge une condition urbaine autour d’enjeux collectifs comme les transports, la santé, l’éducation, l’emploi ou l’habitat. Le nouvel âge des révolutions se caractérise donc par le déferlement du peuple en ville et l’occupation des places poussés par des revendications communes de conditions dignes d’existence. De la Puerta del Sol à la place Tahrir en passant par les révolutions latino-américaines, le schéma suit la dilution de la classe ouvrière homogène dans un peuple urbain hétérogène. De plus, le nouvel âge des réseaux – celui des réseaux sociaux sur la toile – dédouble et amplifie l’espace public formant « une cité sans fin » (p. 109). Mélenchon critique l’opposition simpliste entre matérialité du face-à-face et virtualité du réseau social. Le rôle joué par ces derniers en Égypte, Tunisie, Espagne ou Turquie comme catalyseur des forces matérielles ne peut être négligé. Ainsi, la mise en réseau numérique, tout comme la mise en réseau physique (transports, électricité, eau) participe à la formation d’une conscience collective urbaine.
Laissons l’eurodéputé conclure : « Le peuple est le sujet de l’histoire contemporaine. Le peuple c’est la multitude urbaine prenant conscience d’elle-même à travers ses revendications communes » (p. 119).
La révolution citoyenne : la leçon latino-américaine
Si la figure révolutionnaire ainsi que son terrain d’épanouissement se sont modifiés, alors il en va de même pour la stratégie d’action à suivre. La révolution qu’appelle de ses vœux Jean-Luc Mélenchon est et ne peut être que doublement citoyenne. Citoyenne d’abord car portée, comme nous venons de le voir, par l’individu-citoyen au-delà de sa simple place dans le processus de production. Citoyenne ensuite car englobant des objectifs universels au-delà de la simple socialisation des moyens de productions comme la défense de l’écosystème. Plus que de répéter la définition canonique qu’en donne Mélenchon – révolution du régime de la propriété, des normes juridiques et de l’ordre institutionnel –, tentons de voir l’inspiration historique que furent les révolutions citoyennes d’Amérique latine ainsi que ses influences intellectuelles dans la tradition marxiste.
Le laboratoire latino-américain
- « L’Amérique du Sud représente le traumatisme du coup d’État contre Salvador Allende et les récits "des nôtres" – les militants socialistes et communistes – retrouvés dans les fosses communes. »
« Non, l’Histoire n’est pas finie ! », tel est le message plein d’espoir que tire Jean-Luc Mélenchon des mouvements populaires latino-américains, qui se traduisirent par les victoires électorales entre 1999 et 2006 d’ au Venezuela, au Brésil, en Argentine, en Uruguay, en Bolivie et en Équateur. Celui que les médias aiment caricaturer en « petit Chávez » assume son tropisme sud-américain. Pour sa génération de militants politiques, l’Amérique du Sud représente le traumatisme du coup d’État contre et les récits « des nôtres » – les militants socialistes et communistes – retrouvés dans les fosses communes. Suite à la chute des dictatures et la transition à des démocraties formelles, les pays latino-américains furent le théâtre d’une nouvelle rationalité politique : celle des politiques néolibérales résumées dans le . Néanmoins, dès 1990 la contre-offensive des mouvements progressistes s’organise dans le Foro de Sao Paulo, lieu de réflexions inédit puisqu’il rassemble au-delà des Internationales Communistes et Socialistes. C’est en allant analyser le moment politique latino-américain que Mélenchon a affiné sa stratégie de révolution citoyenne.
De l’astre mort social-démocrate à la révolution citoyenne
Le point de départ de la réflexion est un double constat posé aussi bien par les participants au forum que par Jean-Luc Mélenchon : la chute du bloc soviétique et l’astre mort qu’est devenue la social-démocratie. Si pour l’ancien sénateur socialiste la rupture avec l’Union Soviétique était consommée dès son engagement de jeunesse trotskyste, sa réflexion s’est nourrie des turpitudes dont se sont rendues coupables les partis sociaux-démocrates latino-américains. La multiplication de coalitions gouvernementales avec les partis de centre-droit, l’éviction des partis communistes, l’alignement politique sur les recommandations du Fonds Monétaire International, le dépérissement de toute assise populaire, l’embourgeoisement des dirigeants et militants, l’absence totale de renouvellement doctrinal... fusionnent dans le verdict de Mélenchon : un astre mort. Cela s’incarne de manière emblématique dans le (du nom de la ville vénézuélienne) qui acte une alternance politique organisée entre les deux grands partis de centre-droit et de centre-gauche.
- « Le fondateur du Parti de Gauche détecte le point commun des révoltes populaires en Amérique latine : des décisions politiques qui frappent de plein fouet les conditions de vie du peuple urbain. »
Jean-Luc Mélenchon transpose rapidement ce constat au Vieux Continent. Dans son ouvrage En quête de Jean-Luc Mélenchon transpose rapidement ce constat au Vieux Continent. Dans son ouvrage En quête de gauche publié en 2007, il établit un tour d’horizon des partis sociaux-démocrates européens. Il analyse avec précision la bifurcation idéologique de la « troisième voie » chère à ; théorie fondée sur une opposition rhétorique de réformateurs dans un monde qui bouge face à des conservatismes sociaux ou idéologiques ainsi que sur le dépassement du clivage gauche-droite autour d’un consensus partagé – le fameux « cercle de la raison » d’. Outre le « désastre social » qu’implique le ralliement de la social-démocratie à l’adaptation aux contraintes, la succession d’alternances politiques dans ce cadre conduit à des « marées d’abstention ». Mélenchon décèle le même phénomène dans l’Amérique latine des années 1990 et l’Europe d’aujourd’hui. Face à une élite nationale qui verrouille le pouvoir en s’en dépossédant au profit d’une oligarchie supranationale – le FMI pour l’Amérique latine, l’Union Européenne pour l’Europe –, le peuple entame sa grève civique. « L’abstention prend alors l’apparence d’une autodissolution du peuple » (p. 129) alors qu’elle demeure éminemment politique : un rejet d’institutions ne permettant plus d’exercer la souveraineté, rejet qui s’exprime dans le langage d’une dénonciation plus vaste « du système ». Puis, dans cette séquence, un déclencheur fortuit catalyse cette politisation sous les radars officiels. Le fondateur du Parti de Gauche détecte le point commun des révoltes populaires en Amérique latine : des décisions politiques qui frappent de plein fouet les conditions de vie du peuple urbain. En effet, la hausse du prix des transports en commun au Venezuela aboutit au « » en 1989, celle de l’eau suite à sa privatisation en Bolivie entraîne « la guerre de l’eau de Cochabamba » en 2000 et en Argentine la réduction drastique de la monnaie en circulation se traduit par les « cacerolazos » et « piqueteros » ; ce processus global étant guidé par le mot d’ordre argentin « que se vayan todos » (qu’ils s’en aillent tous).
Ces révoltes populaires ont trouvé en Amérique latine leur incarnation institutionnelle par des mouvements politiques – que Mélenchon appelait jusqu’à récemment « l’Autre gauche » – à travers le processus constituant : la conjonction des deux moments façonnent la révolution citoyenne. Il s’agit donc de se pencher sur la stratégie à adopter dans cette configuration politique. Celle tracée par Mélenchon fait la synthèse de deux traditions révolutionnaires du début du XXe siècle : à la rencontre de Rosa Luxemburg et d’Antonio Gramsci.
Au croisement de l’étincelle incendiaire…
- « La révolution citoyenne a l’ambition de faire la synthèse entre un programme politique révolutionnaire et sa légitimation institutionnelle par les élections au suffrage universel. »
Mélenchon cultive, à l’instar de Rosa Luxemburg, le volontarisme et l’infatigable pensum accélérant le processus historique. Si l’action autonome des travailleurs – désormais, donc, du peuple – doit prévaloir lors du moment révolutionnaire, l’avant-garde éclairée a néanmoins un rôle éminent dans sa période préparatoire : « devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter » (Rosa Luxemburg) ou « d’éclairer le chemin » (Jean-Luc Mélenchon). D’où le travail consciencieux de théorisation, d’explication des événements et de polémique politique qui s’actualise avec les moyens de diffusion propre à chaque époque (tracts, réunions publiques, livres, vidéos internet…). Alors que Luxemburg excellait dans la rédaction de courtes brochures explicatives, Jean-Luc Mélenchon met un point d’honneur à restituer le moment politique dans de copieux billets hebdomadaires sur .
En outre, le député européen fait sien l’héritage spartakiste relatif à la direction politique qui ambitionne de dégager à la fois une « tactique et des objectifs » (Luxemburg), « les taches et la méthode » (Mélenchon) : tous deux réunis dans ce fameux concept de révolution citoyenne. Empruntée aux mouvements d’émancipation de la tutelle du en Amérique latine, la révolution citoyenne a l’ambition de faire la synthèse entre un programme politique révolutionnaire et sa légitimation institutionnelle par les élections au suffrage universel. Puisqu’il ne s’agit pas « d’être les porteurs d’eau de la révolution » ( organisé par le magazine , avril 2011), les partis ont pour vocation de proposer une méthode – ici « l’implication populaire dans les affaires publiques » – et des objectifs – la bifurcation de l’appareil productif, la refondation des institutions, l’extension de la citoyenneté dans l’entreprise, le partage des richesses… Mélenchon est conscient qu’un changement par le haut ne tiendrait pas une semaine contre la farouche résistance des puissants.
- « Le peuple doit donc se constituer lui-même en écrivant les nouvelles règles du jeu politique. »
De là naît une tension sur la forme d’organisation à adopter. Initialement inspiré par les expériences de (Allemagne) et (Grèce), le Front de Gauche se structure comme un cartel de partis ouvert aux formations en rupture avec la social-démocratie. Néanmoins, ces derniers temps Jean-Luc Mélenchon appelle à un « dépassement du Front de gauche », c’est-à-dire à un dépassement des coalitions partidaires. C’est ici une référence au modèle de en Espagne comme institutionnalisation de révoltes sociales – celle des Indignés. Ainsi, il semble renier une forme de caporalisme propre aux anciennes formations politiques. Mélenchon préfigure cela par le lancement d’un Mouvement pour la 6e République (M6R), où l’horizontalité et la démocratie interne prend le pas sur la discipline de partis à travers des plateformes internet. L’horizon stratégique à atteindre serait donc un label commun (du Nouveau Parti Anticapitaliste aux socialistes dissidents, en passant par les écologistes) légitimé par des Assemblées citoyennes locales balayant « la tambouille politicienne » des accords de partis.
L’implication populaire dans le processus révolutionnaire, slogan agréable dans un colloque d’agrégés en révolution, contient une dimension concrète qu’il résuma par une formule : face à la probable sédition des possédants, « nous comptons sur les employés des banques qui tiennent les livres de comptes bancaires ». La prise de conscience et l’usage du pouvoir citoyen dans chaque sphère de l’activité humaine – il appelle également les milliers de précaires des médias à « virer les généraux, les colonels » pour « faire de la place aux caporaux, sergents ou lieutenants » – renferment la clé méthodique de sa révolution citoyenne. Plus fondamental encore, Mélenchon reprend l’idée luxemburgiste d’une constitution de soi dans la pratique politique. En opposition à Lénine, la militante allemande oppose la dimension féconde des « erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire » à « l’infaillibilité du meilleur comité central ». Dans une configuration politique contemporaine, le peuple doit donc se constituer lui-même en écrivant les nouvelles règles du jeu politique. « La multitude devient le peuple quand elle fait acte de souveraineté » (p. 126) : tel est le rôle du processus constituant.
Il se défend du caractère révolutionnaire et concret d’une Assemblée constituante. Faire acte de souveraineté, exposer des avis contradictoires, décider collectivement, réguler les sociétés humaines, tout ceci entre en contradiction directe avec l’ordre financier « qui n’accepte aucune régulation extérieure à lui » (p. 128). À ce système qui nécessite l’apathie et la dissolution du peuple, la réponse radicale ne peut être que celle du nombre et de sa constante anthropologique – Mélenchon fait référence aux travaux de l’ethnologue : poser des règles sur l’espace de vie en commun. Témoin des expériences latino-américaines où les séquences historiques ont enchaîné révoltes populaires-victoires électorales-Assemblée constituante, Mélenchon entend donc placer la VIe République au cœur du débat politique.
… et de la guerre de position
- « Partir du sens commun pour constituer un nouveau bloc historique et comprendre les ressorts de l’hégémonie culturelle pour la retourner. »
Néanmoins, la révolution citoyenne qu’appelle de ses vœux Jean-Luc Mélenchon est, avant toute chose, une bataille culturelle et renvoie à la pratique révolutionnaire théorisée par Antonio Gramsci. Démontrant le passage des sociétés fluides (autonomie de la société civile par rapport à l’État) à des sociétés densifiées dans la seconde moitié du XIXe siècle au sein des grands pays industrialisés européens, l’intellectuel italien critique la stratégie de guerre de mouvement. Les grands appareils idéologiques de domination – administrations étatiques, Église, parlementarisme, corporations… – formeraient désormais des tranchées qui amortissent les crises du capitalisme : les crises économiques n’impliquent pas inéluctablement des « crises d’hégémonie » du système politique.
La guerre de position, celle qui consiste à prendre le pouvoir dans les consciences, doit donc se substituer à la préséance de la conquête du pouvoir politique – désormais simple aboutissement d’un processus bien plus long. Cela implique de partir du sens commun pour constituer un nouveau bloc historique ainsi que de comprendre les ressorts de l’hégémonie culturelle pour la retourner.
Partir du sens commun
Une a récemment circulé sur les réseaux sociaux dans laquelle , leader de Podemos, évoque la difficulté des mouvements politiques révolutionnaires à établir une identification entre leur analyse et le sens commun – « ce que sent la majorité ». Il se moque de ce que Mélenchon nomme « les récitants du catéchisme marxiste du passé » qui prétendent convaincre à grands coups de prolétaires, grand capital, classe ouvrière et autres figures canoniques du panthéon révolutionnaire. Ce travail de mise en discours ainsi que de traduction contemporaine « du bruit et de la fureur de notre temps » correspond avec l’idée que se fait Mélenchon de la fonction tribunicienne. Il s’agit d’incarner – par une expression, un mot d’ordre, une saillie publique, une proposition, une analyse – un sentiment commun jusqu’à lors quasi ineffable. Le tribun subsume le chaos des faits et des émotions, donne du sens à une indignation confuse et tente de sublimer en action collective un sens commun plutôt réactif qu’actif, négatif que positif.
- « Partis de gouvernement, médias audio-visuel, élites culturelles, communicants, patrons du CAC40, technocrates bruxellois et banquiers : l’oligarchie, la caste, le système. »
La première tâche consiste à nommer l’ennemi : qui est notre adversaire ? Mélenchon raconte sa rédaction d’une liste de termes lors de la campagne pour le « Non » au référendum de 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen : les puissants, les importants, les parfumés. Peu de capitalistes, social-traîtres ou bourgeois dans sa rhétorique puisqu’ils expriment avec inexactitude la configuration politique ressentie par le grand nombre. « Cette alliance des superstructures » – partis de gouvernement, médias audio-visuel, élites culturelles, communicants, patrons du CAC40, technocrates bruxellois et banquiers – porte un nom : l’oligarchie, la caste, le système. Jean-Luc Mélenchon rend ainsi compte de ce petit monde homogène qui vit en cercle fermé jusqu’à l’endogamie la plus clanique, cumule le pouvoir économique, politique, symbolique (celui de dire la norme) et partage une peur commune : celle du peuple.
« Le système n’a pas peur de la gauche, il a peur du peuple » assène depuis quelques mois le fondateur du Parti de Gauche. Après avoir nommé l’ennemi, il s’agit désormais de désigner son propre camp. Durant le début du mandat de François Hollande, la tentation était forte chez les militantes et dirigeants à la gauche du Parti Socialiste de tomber dans les travers de la gauche adjectivale ou adverbiale : la vraie gauche, la gauche de la gauche, la gauche radicale, l’autre gauche, une politique réellement ou vraiment à gauche. Mélenchon y prit sa part. Devant l’échec de cette ligne politique, il se rend à l’évidence : la concurrence des gauches ne mène à rien, il faut désormais fédérer le peuple.
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