Journal pourtant réputé sérieux, le quotidien Le Monde titrait, il y a peu, . Maladresse éditoriale ou faute intellectuelle et politique, peu importe : comment n’être pas stupéfait que l’on puisse mettre sur un même plan, voire sur un pied d’égalité, la figure d’un historien internationalement reconnu et celle d’un éditorialiste, reconnu, au mieux, des lecteurs du Figaro et de quelques spectateurs d’i>Télé ? Et, donc, que l’on puisse accorder à Éric Zemmour tout ce dont il rêve, être considéré comme un intellectuel ? Le succès éditorial du Suicide français doit-il valoir argument, et reconnaissance intellectuelle ?
Depuis les Lumières, un intellectuel se définit par sa résolution à mettre en œuvre un savoir rationnel, mais autonome à l’égard de la raison d’État. Et à adresser au public des propositions critiques qui prétendent tout, sauf parler au nom de l’opinion ou du peuple. À cette aune, Éric Zemmour n’est pas un intellectuel. Mais c’est justement contre cette tradition des Lumières que Zemmour s’inscrit. Tout au contraire, Robert Paxton avait su, en son temps, s’adresser au public pour lever le voile sur ce refoulé socio-historique que représentait l’histoire de la collaboration de l’État français avec le régime nazi. Il mettait au défi une opinion encore réticente à s’approprier la face la plus obscure de sa propre histoire. Et contestait l’autorité de la raison d’État qui effaçait, raturait, réécrivait tout ce qui troublait ou entachait une prétendue "identité française", réputée homogène et pure dans sa version républicaine.
Un deuxième temps de la révolution conservatrice
Tout ceci serait de peu d’importance, si ce conflit n’était l’exemple le plus frappant d’une lente érosion structurelle de l’espace public et intellectuel. L’apparition d’idéologues réactionnaires au premier plan de la scène publique n’est pensable que sur fond de révolution conservatrice, telle que décrite par Pierre Bourdieu, puis par Didier Eribon [1]. Les dispositifs idéologiques du tournant réactionnaire des années 2000-2010 prolongent la révolution néo-libérale des années 1980-1990. Aux "intellectuels médiatiques" d’alors succèdent les éditorialistes d’aujourd’hui. Les François Furet, Marcel Gauchet, Luc Ferry, Pierre Rosanvallon ont laissé la place aux figures d’Élisabeth Lévy, Henri Guaino, Philippe Cohen. Les premiers se regroupaient autour de la Fondation Saint-Simon, véritable "think tank" visant à inspirer une politique néolibérale à la gauche de gouvernement. Et prenaient leurs références intellectuelles chez les plus conservateurs et les plus académiques des universitaires, comme Raymond Aron. Les seconds, auxquels on peut agréger Éric Zemmour, Natacha Polony, se sont d’abord retrouvés autour de la Fondation Marc Bloch, en visant à inspirer, à la gauche comme à la droite, une politique souverainiste-républicaine.
Le déplacement idéologique n’est pas neutre : l’idéologie nationale-républicaine se construit contre l’idéologie néolibérale. Mais l’une et l’autre ont en commun leur opposition à la pensée critique, qu’elle se réfère à la lutte des classes, ou encore aux conflictualités entre dominants et dominés, gouvernants et gouvernés. Toutes deux s’entendent à récuser le clivage gauche / droite. L’idéologie néolibérale tend à nier la pertinence du clivage de classes, l’idéologie nationale-républicaine, elle, tend désormais à lui substituer le clivage nationaux / non-nationaux Or, on le sait depuis les travaux de l’historien Zeev Sternhell, cette négation est une prémisse fondatrice d’une pensée fascistoïde [2]. Enfin, il faut ajouter que c’est ce glissement qui affecte le vote d’une partie des classes populaires, comme l’a montré Didier Eribon dans Retour à Reims. L’abandon, par la gauche de gouvernement, des classes populaires et du discours de classe qui structurait leur imaginaire politique a contribué à reformer un vote de classe qui se portait autrefois vers le Parti communiste, et cette fois en faveur du Front national. Ce vote est désormais ancré dans une cohérence culturelle, qui agrège humiliation de classe, ressentiment contre la gauche socialiste, hostilité envers les populations immigrées [3].
C’est sur ce terrain que prospèrent les analyses de Christophe Guilluy. Le géographe médiatique n’hésite pas à opposer, à la manière de Maurras, deux France, l’une périphérique et « réelle », l’autre centrale et « privilégiée ». Variante moderne du "eux" et du "nous" qui brouille plus que jamais les pistes. Au lieu de rassembler les couches populaires, ce "nous" les divise : les immigrés de la banlieue sont classés du côté des "favorisés" de la France métropolitaine, quand les ouvriers "natifs" de la périphérie sont renvoyés du côté des défavorisés. Dans ces analyses, l’exploitation et la domination s’effacent. Reste le ressentiment des seconds à l’encontre des premiers.
La libération d’une parole essentialiste et raciste
Ainsi, la question de l’identité, et notamment de l’identité nationale, occupe une place organisatrice dans le débat aujourd’hui, dominé par les idéologues réactionnaires. Avec, en son coeur, la tentative de suturer trois grandes blessures narcissiques, qui constituent autant de refoulés historiques de la société française : la Collaboration (et notamment le rapport aux Juifs), la Guerre d’Algérie (et notamment le rapport aux populations maghrébines immigrées), Mai 68 enfin (qui allia grèves ouvrières et débuts de la révolution sexuelle pour les femmes et les homosexuels). Comme tout refoulé, ces blessures ressurgissent au travers de compromis linguistiques euphémisés, donnant lieu, par la suite, à une libération progressive d’une parole violemment essentialiste et raciste (qu’il s’agisse d’antisémitisme, de misogynie, d’homophobie, de racisme de classe). Il est significatif que l’on emploie aujourd’hui le terme de « citoyens musulmans » pour parler des populations immigrées, expression dont il faut rappeler qu’elle provient du vocabulaire officiel de l’administration coloniale en Algérie [4].
Il est utile, pour expliquer ce basculement dans une idéologie d’extrême droite, de faire un détour par l’histoire intellectuelle européenne des années 30. Et de revenir à l’exemple du philosophe allemand Martin Heidegger. Pierre Bourdieu a mis à jour la manière dont Heidegger pratiquait un discours antisémite et contre-révolutionnaire dans les termes les plus sophistiqués de la philosophie la plus pure [5]. Tout en puisant, d’une autre main, au creuset du discours le plus populiste (contre les Juifs, la Sécurité sociale, la politique du logement, etc.). Pour finir par exprimer ouvertement ses pulsions réactionnaires dans son adhésion politique au national-socialisme [6]. Jacques Derrida ou Marlène Zarader avaient déjà montré, dans Heidegger et la question ou La dette impensée, combien les questions de l’histoire, du destin de la nation allemande, d’une identité intellectuelle européenne homogène à elle-même, jouaient un rôle organisateur dans la pensée heideggerienne. Poursuivant cette logique d’exclusion de toute forme d’hétérogénéité, qui voudrait que l’identité européenne n’ait pour seules racines que l’héritage grec et chrétien, Heidegger se voyait contraint, pour ainsi dire, de biffer, raturer l’héritage intellectuel du judaïsme dans l’histoire de l’Occident.
On pourrait ajouter, avec le médiéviste Alain de Libéra, qu’Heidegger a, comme tant d’autres, également passé sous silence l’héritage des traducteurs et des intellectuels musulmans formés à la lecture du Coran, et dont on il faut réaffirmer l’importance dans la transmission de l’héritage grec en Europe [7]. Ce sont ces mêmes biffures, ces mêmes ratures qui structurent à nouveau le discours réactionnaire, sur un mode évidemment moins sophistiqué que chez Heidegger. Les vaticinations hebdomadaires de Finkielkraut et Zemmour sur l’identité, l’histoire et la civilisation française et européenne, inspirées par Renaud Camus, n’en sont jamais qu’une pâle copie.
L’étrange coalition des réactionnaires
On sait combien Renaud Camus imprègne aujourd’hui la rhétorique d’un Zemmour sur le "Grand remplacement", euphémisation d’un racisme ordinaire qui dévoilerait le grand complot visant à effacer la race blanche par les indigènes. Renaud Camus joue, dans la constitution de cet espace de pensée réactionnaire, un rôle déterminant et central. En 2000, alors que la publication de son journal, La Campagne de France, révélait des propos antisémites à peine voilés (sur le nombre de journalistes juifs à France Culture notamment), on vit les réseaux éditoriaux et médiatiques de la pensée libérale et réactionnaire se mobiliser, au nom du libéralisme et du pluralisme, pour défendre l’indéfendable.
De la même façon, Élisabeth Lévy défendra les spectacles de Dieudonné au nom de la lutte contre l’anti-politiquement correct [8]. Étranges alliances, où au nom de l’identité culturelle française et de l’amour de la République, des "intellectuels" juifs, mais homophobes ou islamophobes, se solidarisent d’ "écrivains" ou d’ "artistes" homosexuels ou musulmans, mais antisémites. Il ne s’agit évidemment pas de réassigner chacun à ses appartenances sociales, culturelles, religieuses ou sexuelles, mais de relever l’instrumentalisation de ces appartenances pour renvoyer chacun au devoir de les sacrifier sur l’autel d’une identité nationale ou républicaine. C’était pourtant l’une des dernières leçons politiques d’Hannah Arendt, dont il arrive à ces "intellectuels" réactionnaires de se réclamer : ne jamais s’attacher à ses propres appartenances, mais ne rien en renier, s’il s’agit de les sacrifier au nom de l’identité nationale et de récuser les valeurs d’égalité et de justice sociale [8].