En dépit des divergences au sein du monde euro-atlantique et des réticences de Washington, les seconds accords de Minsk, visant à mettre fin au conflit dans l’est du Donbass, ont été signés à l’arraché grâce à une initiative conjointe de la France et de l’Allemagne, le 11 février dernier.
S’ils parviennent à empêcher une nouvelle partition de l’Ukraine, ces accords, si fragiles et ambigus soient-ils, pourraient offrir une chance ultime de rénovation de l’ordre européen, en jetant les bases d’un modus vivendi avec la Russie.
La France et l’Allemagne, qui demeurent les principaux piliers de l’Union européenne, pourraient jouer ici un nouveau rôle historique dans l’établissement d’un modus vivendi entre le monde occidental et la Russie. Mais examinons d’abord les paramètres qui pourraient permettre d’envisager la réalisation des accords de Minsk.
L’annexion de la Crimée peut à juste titre être attribuée au revanchisme.
Cependant, l’examen de la politique extérieure de la Russie postsoviétique montre qu’elle a été le produit de circonstances récentes, et qu’elle n’était pas inéluctable, ni même programmée, avant le début de 2014. C’est pourquoi elle était totalement inattendue. La résurrection du terme Novorossia (« la nouvelle Russie ») pour désigner le sud-est de l’Ukraine, et son utilisation par M. Vladimir Poutine, ne l’ont pas précédée, mais suivie, pour la justifier a posteriori.
Deux conditions cruciales sont posées par Moscou pour la finalisation des accords de Minsk.
La première, et la plus importante, qui n’est pas explicitement inscrite dans ces accords : la non-adhésion de l’Ukraine à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). La seconde, la fédéralisation de l’Ukraine, doit être vue avant tout comme un moyen de garantir la première.
Depuis la fin de l’URSS, le processus d’élargissement de l’OTAN vers l’Est a été le principal facteur de la détérioration — entrecoupée de phases de coopération importantes — des relations entre la Russie et les Etats-Unis. Dès 1994, même les occidentalophiles qui entouraient encore Boris Eltsine s’y opposaient, affirmant qu’il ne pouvait être vu à Moscou que comme un moyen d’empêcher sa résurgence en tant que puissance européenne majeure. Même si Washington et les chancelleries occidentales niaient viser un tel objectif, Varsovie, Budapest, Prague et, plus tard, les républiques baltes affirmaient clairement, quant à eux, vouloir rallier l’OTAN pour se protéger d’une menace militaire russe qui n’allait pas tarder à revenir. Ce n’est que vingt ans plus tard que celle-ci s’est manifestée, telle une prophétie autoréalisatrice.
Il a fallu beaucoup de temps pour cela.
En 1997, Eltsine signait avec son homologue ukrainien un traité solennel qui, pour la première fois, reconnaissait formellement l’intégrité territoriale de l’Ukraine, Crimée comprise. Il comptait ainsi freiner ce qui n’était alors que des velléités de rejoindre l’OTAN. Après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, M. Poutine, misant sur une refondation des relations avec Washington, facilita l’ouverture de bases et d’infrastructures militaires américaines en Asie centrale postsoviétique pour la conduite de la guerre d’Afghanistan. Il avala même la couleuvre du feu vert donné par M. George W. Bush à l’admission des trois républiques baltes au sein de l’OTAN, en espérant qu’elles seraient les dernières à la rejoindre. Jusqu’en 2004, il garda la conviction que la Russie pouvait devenir autre chose qu’une force d’appoint de la puissance américaine (2). Durant la période de coopération qui suivit le 11-Septembre, le partenariat stratégique avec la Chine pour la promotion d’un monde multipolaire, amorcé sous Eltsine, fut même prudemment mis en veilleuse.
C’est après la « révolution orange » de 2004 en Ukraine, et surtout après le sommet de l’OTAN d’avril 2008, au cours duquel M. Bush réussit à faire inscrire dans une déclaration solennelle que l’Ukraine et la Géorgie deviendraient un jour membres de l’Alliance, que M. Poutine se fit plus ouvertement menaçant. M. Bush avait arraché cette déclaration après que la France et l’Allemagne eurent fait échouer son projet de leur octroyer immédiatement un plan d’appartenance à l’Alliance. Tous les sondages en Ukraine montraient alors que la majorité de la population s’opposait à l’adhésion à l’OTAN, raison pour laquelle le gouvernement refusait la tenue d’un référendum sur la question.
Plusieurs mois auparavant, M. Poutine avait prévenu que si les puissances occidentales reconnaissaient l’indépendance du Kosovo sans l’accord du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), il se sentirait libre de faire de même avec l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, et de remettre à son tour en question le tabou de l’intangibilité des frontières des Etats issus de la guerre froide. Ces menaces ne furent pas prises au sérieux, pas davantage que les protestations russes émises depuis 1994 face à l’expansion de l’OTAN. C’est la Géorgie qui en paya le prix.
Malgré tous les gages que M. Mikhaïl Saakachvili avait donnés à M. Bush, il ne reçut aucun secours décisif ni de Washington ni de l’OTAN lorsqu’il tenta quelques mois plus tard de reprendre l’Ossétie du Sud. Avec le redressement économique de la Russie, l’enlisement des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, la défaite catastrophique de la Géorgie révéla assez clairement la fin du « moment unipolaire » qui inspirait encore la politique internationale de Washington. Ce n’est qu’avec l’administration de M. Barack Obama que l’on commença à en mesurer les conséquences.
La centralité de l’OTAN dans l’obsession géopolitique qui prédomine en Russie a fini par déborder sur ses relations avec l’Union européenne.
Pendant plusieurs années, la Russie ne s’est pas opposée à ce que les anciens membres du Pacte de Varsovie, et même les anciennes républiques baltes, s’y joignent. Mais la conjugaison des nouvelles adhésions à l’OTAN et à l’Union européenne a rendu plus difficiles ses relations avec la seconde. C’est sur l’initiative des nouveaux membres qu’a été créé en 1999 le Partenariat oriental de l’Union, taillé sur mesure pour tous les Etats qui, de la Biélorussie au Nord jusqu’à la Géorgie, flanquent les frontières occidentales de la Russie. Il visait à leur donner un statut et des avantages distincts de ceux de la Russie, moyennant des gages de démocratisation qui se sont avérés bien légers s’agissant du régime de M. Viktor Ianoukovitch. Cela a amené M. Poutine, au début de son troisième mandat, à mettre en avant son projet d’Union eurasiatique (3) pour y attirer les mêmes Etats. Comme on le sait, c’est cette concurrence et la décision de M. Ianoukovitch de différer la conclusion d’un accord de l’Ukraine avec l’Union qui ont entraîné l’insurrection, la chute du président et la crise actuelle.
La question la plus difficile à résoudre dans le cadre des accords de Minsk sera celle du statut final des régions qui échappent au contrôle de Kiev.
La résolution de cette question constitue explicitement une condition préalable à la reprise du contrôle des frontières ukrainiennes par le gouvernement. Depuis 1994, Moscou a préconisé la fédéralisation de l’Ukraine comme solution aux profondes divisions socio-politiques qui la caractérisent depuis son indépendance. Jusqu’ici, l’Ukraine a résolument refusé d’utiliser le terme de fédéralisation, pour de bonnes raisons. Les formules de fédéralisation mises en avant par Moscou relèvent davantage d’une confédération que d’une fédération.
On l’a vu clairement en novembre 2003, lorsque, sous l’égide de M. Poutine, un accord est intervenu entre la Moldavie et la Transnistrie pour mettre fin à la sécession de cette dernière (4). Suite aux promesses de soutien formulées par l’ambassadeur des Etats-Unis à Chisinau, le président moldave Vladimir Voronine refusa in extremis l’accord, au grand dam de M. Poutine, qui dut rebrousser chemin alors qu’il se rendait en Moldavie pour le signer. Dans le cas du Donbass, la France et l’Allemagne, parce qu’elles sont parties prenantes des accords, et en raison de leur poids politique international, peuvent faire en sorte que l’intégrité territoriale de l’Ukraine soit maintenue, et que l’autonomie prévue pour les régions sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk ne se fasse pas aux conditions maximales souhaitées par Moscou.
Depuis 1992, la France et l’Allemagne ont été les partenaires politiques européens privilégiés de la Russie. L’Allemagne demeure son principal partenaire économique. L’Union européenne reste, et de loin, le principal partenaire économique de la Russie. On se souvient de la concertation des trois pays dans l’opposition à la guerre en Irak, que Moscou a voulu poursuivre sur d’autres dossiers. Depuis toujours, Moscou mise sur les divergences entre les Etats-Unis et l’Europe. La France et l’Allemagne disposent de leviers importants pour obtenir le maintien de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ; elles peuvent et doivent profiter de la place qu’elles occupent dans les calculs politiques russes pour exiger un règlement qui soit dans leur intérêt et dans celui de l’Europe. Les accords de Minsk contiennent une lueur d’espoir pour un réaménagement des rapports entre la Russie et l’Europe : pour la première fois, on y a accepté le principe d’une négociation à trois des relations économiques entre la Russie, l’Ukraine et l’Union. La conclusion d’un accord acceptable pour les trois parties, sur ces questions qui ont été à l’origine des manifestations de Maïdan, serait d’une portée politique considérable.
A l’évidence, le soutien de la Russie aux séparatistes ukrainiens représente avant tout une police d’assurance contre une nouvelle marche de l’Ukraine vers l’OTAN.
Si, après la saisie de la Crimée, M. Poutine s’était contenté du référendum, qui devait initialement porter sur le statut futur de la région, et non sur son annexion, il aurait plus facilement pu réaliser cet objectif, sans avoir pour cela à soutenir l’extension du conflit ailleurs en Ukraine (5). Dans les conditions actuelles, il sera sans doute très difficile de trouver une façon de fermer la voie atlantiste à l’Ukraine, même si la France et l’Allemagne ont par le passé pris des positions qui allaient dans ce sens.
On dit en effet, à Washington et ailleurs, qu’une assurance de non-extension de l’OTAN serait une prime à l’annexion russe de la Crimée. Au premier abord, l’argument paraît convaincant. Mais il recèle une forte dose d’hypocrisie. La demande d’intégration rapide à l’OTAN formulée par le gouvernement de Kiev ne rencontre aucun écho favorable à Washington. Même les républicains les plus interventionnistes, qui exigent la fourniture d’armes aux forces ukrainiennes, écartent l’idée d’envoyer des soldats américains combattre pour l’Ukraine. Cependant, il existe un consensus à Washington pour utiliser la crise ukrainienne afin de renforcer l’OTAN dans sa composition actuelle. Un peu comme à l’époque du secrétaire d’Etat à la défense Donald Rumsfeld, les Etats-Unis misent sur la « nouvelle Europe » pour renforcer l’hégémonie américaine au sein de l’OTAN.
Sauf que ce n’est plus toute la « nouvelle Europe » qui est au rendez-vous...
La Hongrie, la Slovaquie et même la République tchèque manquent à l’appel.
Malgré cela, la presse allemande a révélé les efforts du commandant des forces alliées de l’OTAN, le général Philip Breedlove, pour exagérer les chiffres avancés par les services de renseignement européens sur le nombre de militaires et les fournitures d’armements russes aux régions séparatistes de l’Ukraine de l’Est. Il s’agissait de justifier le déploiement d’une force de trois mille hommes de l’OTAN dans les républiques baltes (6). Bref, on fait comme si c’étaient elles, plus que l’Ukraine, qui avaient besoin d’un secours rapide.
Dans l’état actuel des rapports de forces internationaux, il faut bien reconnaître que la promesse d’une entrée dans l’OTAN adressée en 2008 à la Géorgie et à l’Ukraine par M. Bush n’a fait qu’aggraver leur vulnérabilité. Si les accords de Minsk pouvaient aboutir à un aggiornamento sur cette question, un nouvel ordre international pourrait s’établir en Europe. On pourrait alors assister à une véritable coopération entre la Russie, l’OTAN et l’Europe, et sauver l’Ukraine de la faillite générale qui la menace tout en obtenant des garanties conjointes de sécurité pour l’avenir. La fin de l’expansion de l’OTAN vers l’Est pourrait permettre un retour à la primauté de l’appartenance européenne de la Russie, que M. Poutine avait fortement soulignée dans un discours au Bundestag au début de son premier mandat, en 2001.
Il s’agit là d’une vision très optimiste des virtualités des accords de Minsk 2.
On souhaiterait que ce scénario soit le plus probable, mais rien de permet encore de le croire. Le pire pourrait même se produire. Tout d’abord, du côté du discours officiel russe, qui se fait défiant et parfois menaçant. Est-ce seulement pour obtenir des concessions tangibles sur les questions évoquées ? Ou bien M. Poutine ferait-il preuve d’hubris, comme en témoigneraient la mégalomanie des Jeux olympiques de Sotchi, la sous-estimation des capacités occidentales de rétorsion et la poussée de son avantage dans le Donbass au-delà du succès facile remporté en Crimée, sans mort d’homme ?
Quant au pouvoir en place à Kiev, très divisé et instable, son comportement est difficile à prévoir face aux revendications des bataillons de combattants volontaires. Dans un passé encore récent, il a réussi à obtenir contre Moscou, de la part des Etats-Unis d’abord, puis de l’Europe, grâce aux pressions des premiers sur la seconde, de sévères sanctions. Fort de cet appui, et profitant d’une désescalade purement tactique de Moscou, il a déjà tenté, avec des succès initiaux, de reprendre le contrôle militaire des régions rebelles.
C’est dans ce contexte que Mme Angela Merkel s’était rendue à Kiev, en août 2014, pour fêter le 23e anniversaire de la déclaration d’indépendance de l’Ukraine. Elle avait appelé publiquement, devant un président Petro Porochenko impassible, à un cessez-le-feu que Washington évitait de réclamer. Plus réaliste que son interlocuteur ukrainien, elle savait que Moscou avait peu à faire pour renverser le sort des armes. Même maintenant, on tente à Kiev de modifier les conditions prévues par les accords de Minsk pour l’octroi d’une autonomie aux régions sécessionnistes, afin de forcer la main aux puissances occidentales. Le gouvernement ukrainien n’a pas repris le versement des salaires aux enseignants et fonctionnaires des régions sécessionnistes du Donbass. Dans les cercles du pouvoir, plusieurs préfèrent y voir un conflit gelé plutôt que l’exécution d’un accord jugé trop favorable aux demandes de Moscou.
Enfin, l’administration Obama, qui est divisée sur la question, pourrait encore décider d’envoyer une quantité d’armements sophistiqués aux forces ukrainiennes, malgré l’opposition de la France et de l’Allemagne, comme elle a déjà menacé de le faire en février dernier, quelques jours avant la tenue de la réunion diplomatique de Minsk.
L’escalade qui en résulterait pourrait amener Moscou à soutenir les rebelles, qui ne demandent que cela, pour une reprise de Marioupol et d’une partie de la région côtière, afin de faire de l’ensemble du territoire conquis un nouveau « conflit gelé » de longue durée, et ainsi garder une hypothèque sur l’avenir de l’Ukraine.
Les Ukrainiens, mais aussi les Russes, paieraient alors un prix très lourd, notamment par le renforcement de l’autoritarisme et des aspects les plus détestables et inquiétants de la dernière mouture du régime Poutine.
Le glissement de la Russie vers la Chine et l’Asie, qui n’a jamais été son premier choix, se poursuivrait, l’isolant davantage du monde occidental. Ce dernier attendrait un changement de régime qui pourrait mettre beaucoup de temps à venir, et même voir l’instauration d’un pouvoir plus répressif et plus rétrograde que l’actuel.
Notes :
[1] - Jacques Lévesque : Professeur émérite à la faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal. Co-auteur de La Russie et son ex-empire : reconfiguration géopolitique de l’ancien espace soviétique, Presses de Sciences Po, Paris, 2003.
(2) L’octroi du Membership Action Plan (MAP) à l’un ou l’autre des ces deux pays ne pourrait plus faire l’unanimité (nécessaire) des membres de l’OTAN dans son état actuel. Lire « La Russie est de retour sur la scène internationale », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
(3) Jean-Marie Chauvier, « Eurasie, le “choc des civilisations” version russe », Le Monde diplomatique, mai 2014.
(4) L’accord paraphé par les parties et par le représentant de M. Poutine, M. Dmitri Kozak, prévoyait une chambre haute donnant 50 % des sièges aux Moldaves et 50 % à la Transnistrie et à la Gagaouzie, qui, ensemble, disposaient d’une capacité de blocage sur des questions majeures en matière de politique internationale et de défense, alors qu’elles comptaient pour 18 % de la population. Lire Jens Malling, « De la Transnistrie au Donbass, l’histoire bégaie », Le Monde diplomatique, mars 2015.
(5) Jacques Lévesque, « Annexion de la Crimée par la Russie : quelle est la stratégie du Kremlin en Ukraine ? », Diplomatie, n° 21, juin-juillet 2014.
(6) « Breedlove’s Bellicosity : Berlin Alarmed by Aggressive NATO Stance on Ukraine » Spiegel Online, 6 mars 2015.
Pour en savoir plus :
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- Un reportage de Canal+ sur le Maïdan ukrainien vilipendé par les médias et menacé de déprogrammation