Le politiste Kolja Lindner analyse le relatif succès dans les urnes du parti de gauche radicale, qui a reconstitué son groupe parlementaire. Il a fait mieux que résister à la scission organisée voici un an par une de ses anciennes responsables, Sahra Wagenknecht.
En obtenant près de 9 % des suffrages lors des élections fédérales tenues le 23 février[1], Die Linke[0] a enregistré une progression qui constitue l’une des rares bonnes nouvelles pour les gauches en Allemagne.
Né en 2007 de la fusion opérée entre des dissidents sociaux-démocrates de l’Ouest et d’ex-communistes de l’Est, le parti s’était installé dans le paysage politique national depuis de nombreuses années. Il avait cependant décliné de manière significative lors du précédent scrutin législatif, en 2021. Et l’an dernier, ses perspectives s’étaient encore assombries en raison d’une scission à l’initiative de Sahra Wagenknecht. Celle-ci avait lancé une formation « conservatrice de gauche » à son nom, ce qui avait privé Die Linke de groupe parlementaire.
À rebours de nombreux commentaires, Kolja Lindner estimait alors que le départ de Wagenknecht offrait l’occasion d’une clarification pour Die Linke, dont l’image avait été dégradée par des controverses internes interminables.
Maître de conférences en théorie politique allemande à l’université Paris 8, titulaire de la chaire Maurice-Halbwachs à l’université de Wuppertal (Allemagne) en 2024-25, il a répondu à nos questions sur les résultats de ce dimanche.
Sources : Médiapart |
Mediapart : Die Linke a retrouvé une représentation inespérée au Bundestag. Quels ont été les moteurs de sa dynamique électorale ?
Kolja Lindner : Le premier facteur date d’avant l’annonce des élections anticipées. En octobre dernier, un nouveau binôme paritaire a été élu à la tête du parti. Cela l’a rendu apte à saisir une fenêtre d’opportunité pour augmenter son poids électoral.
Sur le papier, l’équilibre traditionnel entre une personne issue de l’Ouest (Jan van Aken) et une personne issue de l’Est (Ines Schwerdtner) a été reproduit. Mais le plus important, c’est qu’ils incarnaient tous deux une véritable relève générationnelle.
- Jan van Aken provient de milieux activistes écologistes dans la ville de Hambourg ;
- tandis qu’Ines Schwerdtner, qui a travaillé pour la version allemande de la revue de gauche Jacobin, n’avait aucun lien historique avec l’ancien parti du régime communiste.
🔴 Cela a considérablement joué sur deux plans.
- D’une part, Die Linke a connu des adhésions massives : le parti est passé de 54 000 membres en 2022 à 81 000 membres juste avant les élections législatives.
- D’autre part, les jeunes se sont davantage reconnus dans son offre politique.
Celles et ceux qui ont voté pour la première fois ont été 27 % à mettre un bulletin Die Linke dans l’urne, et les 18-24 ans ont été 25 % à faire de même. Die Linke est le premier parti dans ces deux catégories.
🔴 Le deuxième facteur a été le positionnement du parti sur le fond. Die Linke est apparue en pointe de la mobilisation antifasciste. Après que Friedrich Merz [le chef de file des chrétiens-démocrates – ndlr] a fait passer une motion sur l’immigration avec les voix de l’AfD au Bundestag, la députée Heidi Reichinnek a appelé à résister à la tribune, et enregistré une intervention devenue virale sur les réseaux sociaux. Elle a ainsi contribué à la mobilisation de centaines de milliers de personnes contre la rupture du cordon sanitaire avec l’extrême droite.
🔴 Ensuite, Die Linke a mené une campagne sur les enjeux sociaux, et plus particulièrement sur la question des loyers et de l’habitat communal. Cet enjeu a fortement résonné dans les zones urbaines où Die Linke a réalisé de gros scores. On l’a notamment vu à Berlin, où la question du logement fait l’objet de mobilisations régulières.
Kolja Lindner :
Mais est-ce révélateur d’une faiblesse structurelle, ou d’un début de recomposition de la gauche ? L’avenir le dira, mais j’observe que les 4,4 millions de voix de Die Linke ont été obtenues sur une base programmatique qui a gagné en cohérence et s’est « gauchisée » à la suite du départ de Sahra Wagenknecht. D’ailleurs, si l’on ajoute les scores de cette dernière et de Die Linke, la somme est plus importante que tous les résultats obtenus quand les deux sensibilités cohabitaient encore ensemble.
C’est aussi comme cela qu’il faut comprendre l’euphorie de dimanche soir chez les partisans de Die Linke. Leur parti est désormais relativement uni, sur une orientation politique clarifiée, avec une base électorale consolidée. L’avenir leur paraît bien plus prometteur qu’il y a quelques mois à peine.
Mediapart : En termes de géographie électorale, ce scrutin a-t-il permis de vérifier la tendance à la « nationalisation » de l’implantation de Die Linke, au-delà de sa surreprésentation historique à l’Est ?
Kolja Lindner : Oui. Un écart persiste, puisque le vote pour Die Linke reste un peu plus fort à l’Est, autour de 13 %, contre 7-8 % environ à l’Ouest. Mais cela n’a rien à voir avec les différences enregistrées par le passé.
Au-delà des effets propres au profil politique du parti, il faut y voir la traduction d’évolutions sociodémographiques. Il y a trente ans, aux élections fédérales de 1994, le parti héritier du régime communiste, le PDS, frôlait les 20 % à l’Est et n’atteignait que 1 % à l’Ouest. Mais cela date d’une génération : beaucoup d’électeurs de cette époque sont décédés ou devenus très âgés, ils pèsent beaucoup moins lourd qu’autrefois.
De manière générale, les « frontières fantômes » persistent encore dans le comportement électoral, mais c’est à nuancer avec d’autres variables sociologiques. On voit par exemple que Die Linke a conquis des circonscriptions au scrutin majoritaire dans des centres de grandes villes comme Leipzig et Erfurt. Plus que leur localisation à l’Est, c’est le très bon score de Die Linke auprès des jeunes femmes urbaines qui a joué, alors qu’à l’inverse l’AfD a fait ses meilleures performances auprès des hommes âgés résidant en zone rurale.
Si l’on regarde la place de l’Allemagne de l’Est dans le programme électoral de Die Linke, une section lui est bien consacrée, mais bien plus courte que par le passé. Cela atteste que la question, sans disparaître, a perdu en importance.
Mediapart : Die Linke a déjà connu cet étiage électoral : en 2017, elle dépassait les 9 %. Qu’est-ce que le parti peut faire de plus que d’incarner une voix d’opposition de gauche, impuissante à ce stade ?
Kolja Lindner : Il faut tout de même rappeler que depuis la scission de l’an dernier, le groupe parlementaire n’existait même plus au Bundestag, puisqu’il ne comptait plus assez de membres. Cela avait coûté au parti des capacités d’intervention au Bundestag, et du temps d’antenne à la télévision.
Avec le score de dimanche, le groupe est restauré, avec les ressources auxquelles il donne droit. Cela signifie, entre autres, que l’importante Fondation Rosa Luxemburg [un institut de réflexion et de formation associé au parti – ndlr[2]] n’est plus menacée dans son existence.
Alors certes, Die Linke ne va toujours pas peser sur la formation des politiques publiques. Pour autant, sa capacité à incarner des propositions alternatives va être plus importante qu’avant le scrutin, et sur une base idéologique bien plus claire et moins disputée en interne.
Mediapart : Comment appréciez-vous le score du parti de Sahra Wagenknecht ? Après tout, en 2013, l’AfD avait elle aussi manqué de peu l’entrée au Bundestag, ce qui n’avait pas empêché sa progression ultérieure.
Kolja Lindner : La dynamique ne me semble pas identique. Celle de l’AfD était montante, et l’extrême droite s’est saisie de nouvelles crises pour progresser. Le parti qui porte son nom, le BSW, est au contraire sur le déclin après être entré dans quelques parlements régionaux d’ex-Allemagne de l’Est.
Il ne s’agit pas uniquement du résultat de dimanche. La structuration du parti est d’ores et déjà entravée par le départ de salariés qui ont exprimé leur désaccord avec le discours sur les politiques migratoires, jugé trop proche de celui de l’AfD. En Bavière, vingt-huit permanents du puissant syndicat IG Metall ont reproché au chef régional du parti de « s’être associé à des racistes » et lui ont demandé de démissionner. Et dans les manifestations pour le cordon sanitaire, on pouvait lire de nombreuses pancartes hostiles à Sahra Wagenknecht.
Si je devais m’avancer sur un pronostic, je dirais donc que le BSW pourrait avoir atteint son zénith, et que son futur au niveau fédéral est désormais très incertain.
Mediapart : Sahra Wagenknecht a développé une ligne fort complaisante avec Vladimir Poutine, pas du tout solidaire du peuple ukrainien. Quel discours Die Linke a-t-elle tenu sur le sujet ?
Kolja Lindner : Un des deux coprésidents, Jan van Aken, a été inspecteur pour l’ONU des armes biologiques. Il connaît donc bien les questions internationales et était à l’aise sur le sujet lors des débats télévisés.
- Sa ligne consiste à contester la livraison d’armes, que ce soit à l’Ukraine ou à Israël, pour des raisons pacifistes. Mais le parti défend une solidarité différente, de type civil, passant par des sanctions et une offensive diplomatique auprès de la Chine, afin de contraindre la Russie à entrer dans des négociations de paix.
- Die Linke dénonce clairement l’agression de l’Ukraine par Poutine, et affirme qu’aucune négociation ne devrait avoir lieu sans les Ukrainiens et les Ukrainiennes.
Notes :
[1] En Allemagne, Die Linke renaît de ses cendres tel un phénix politique
Pour en savoir plus :