Les derniers mois de l'année 2016
Au cours des premiers mois de l’année 2016, c’est surtout la lutte contre la loi dite « loi travail » dont le nom est associé à la ministre Mme El Khomry qui a mobilisé les organisations syndicales, les militants et une large frange des salariés et de la jeunesse. Mais si dangereuse soit cette loi – et je n’ai pas l’intention d’en minimiser ici les dangers – elle est intervenue comme un opportun paravent d’une « réforme » encore plus dangereuse, une réforme qui n’a pas besoin d’un vote au Parlement, la réforme des collèges de Mme Najaud-Belkacem.
Pour ne citer qu’un point de cette réforme, rappelons qu’elle a porté le coup de grâce à l’enseignement, déjà bien mal en point, des langues anciennes, latin et grec. C’est évidemment très symbolique. La suppression du latin et du grec agit comme un révélateur d’un processus d’ensemble et d’un projet politique porté depuis des décennies par la classe dominante et ses porte-parole. L’humanisme de la Renaissance, celui qui a donné aux études le nom d’« humanités », est né du « retour » aux études des auteurs anciens, aux Grecs, les philosophes – c’est l’édition d’Henri Estienne de Platon (1578) qui continue d’être la base de toutes les éditions de ce père fondateur de la philosophie – mais aussi les poètes et les dramaturges, aux Latins païens aussi, à Lucrèce et à Cicéron et aux historiens latins, Tite-Live, Salluste, Quinte-Curce, des penseurs qui servirent de référence à la naissance de la pensée politique moderne. Et assénant le coup de grâce au latin et au grec, Mme Najaud-Belkacem, sans même le savoir sans doute, a décidé de refermer cette « parenthèse » de la modernité, du républicanisme, des Lumières et des aspirations universelles à la liberté qui est d’abord la liberté de l’esprit.
L’instruction classique – classique parce que c’était elle qui était dispensée dans les classes – visait à instruire les élèves à l’école des grands esprits (voir le superbe texte de Léo Strauss, Qu’est-ce qu’une éducation libérale ?). L’obéissance des élèves visait à les préparer à l’autonomie, c’est-à-dire à la capacité de se donner à soi-même sa propre loi, c’est-à-dire d’être un homme libre au sens plein du terme. On n’est libre disait Aristote que si l’on est capable de commander à des gens du même genre que soi. On n’est citoyen que si on a appris à obéir aux lois et il n’est pas d’autre moyen pour, devenu adulte, être capable de discuter ces lois, de les modifier quand elles doivent être modifiées. L’humanisme de la Renaissance et les Lumières faisaient le pont avec cet « humanisme » grec, celui d’Aristote, et avec le républicanisme romain d’un Cicéron.
Ce pourrait n’être qu’un exemple.
En vérité, la suppression de l’enseignement des langues anciennes dans les établissements secondaires est le concentré des « réformes » de plus d’un demi-siècle. Réformes institutionnelles avec la loi Debré de 1959 qui vise à donner une place bien plus importante à l’enseignement privé, réformes des programmes et de l’organisation des cycles avec la réforme Fouchet du collège qui crée les CES et aboutira en 1975 au collège unique de René Haby. Réformes pédagogiques et réformes des contenus de l’enseignement et des objectifs que doit se donner l’école. Il serait fastidieux d’énumérer la liste de ces réformes qui s’additionnent les unes aux autres dans la même direction. Officiellement, on poursuit l’objectif de la « réussite scolaire » pour tous. Les « réformes » ont proclamé la nécessité d’en finir avec les discriminations sociales – l’école française serait élitiste – et d’adapter l’école à la réalité de la société d’aujourd’hui. Remarquons avant d’aller plus loin que ces deux objectifs se contredisent apparemment puisque la société dans laquelle nous vivons est de plus en plus inégalitaire et donc une école adaptée à la société actuelle serait une école renforçant les discriminations sociales … ce que font les réformes en dépit de leur objectif proclamé ! Mais il faut s’y habituer : la langue des « réformateurs » de l’école s’apparente à la « novlangue » du 1984 d’Orwell : les mots employés le sont parce qu’ils signifient en réalité le contraire de ce que le bon sens pouvait deviner. La paix, c’est la guerre, la liberté, c’est l’esclavage… L’égalité, c’est la discrimination, le savoir, c’est l’ignorance !
Pour atteindre ces objectifs, il faut en finir avec le savoir « académique ».
Usant jusqu’à la corde une expression de Montaigne, on préfère les têtes bien faites aux têtes bien pleines … mais ce sont surtout des têtes vides que l’on va fabriquer. Avec le savoir académique doit s’effacer tout ce qui lui était lié : les disciplines ou les matières, le rapport professeur-discipline-classe, cette triade maléfique héritée des Jésuites soutiennent nos farouches révolutionnaires de l’école, genre Peillon. Mais aussi ce qui en découle : les notes, traumatisantes pour l’élève, auxquelles on va faire succéder ce qui est largement utilisé dans les entreprises : l’évaluation des compétences[1]. Au savoir « abstrait » – et en effet quoi de plus « abstrait » que les mathématiques ? – on va substituer des apprentissages « concrets » permettant à l’élève de s’exprimer, un élève qui n’a plus besoin de professeur – n’est-il pas depuis la réforme Jospin « l’élève-au-centre » ? – mais seulement d’une « personne ressource » qu’il pourra consulter quand il en éprouvera le besoin au cours du processus de « construction de son savoir »[2].
Briser les formes de la transmission du savoir au profit des inventions pédagogiques échevelées sorties des crânes des penseurs des prétendues « sciences de l’éducation », c’est absolument nécessaire quand on veut liquider les contenus des disciplines. Ainsi, tous les professeurs de mathématiques le savent bien, les mathématiques dans le secondaire ne sont plus que des mathématiques opératoires – il faut que ça serve – mais l’art de la démonstration, c’est-à-dire les mathématiques proprement dites, a pratiquement disparu. De même que les élèves de 5e ont maintenant le niveau des élèves de CM1 de 1987 – c’était notre série « le niveau monte » – de même les élèves qui entrent en classes préparatoires sont de moins en moins aptes à suivre les programmes des classes préparatoires scientifiques, programmes dont les ambitions ont été pourtant revues à la baisse.
On a suffisamment dit et redit combien l’enseignement de l’orthographe et de la grammaire françaises a été sacrifié sur l’autel de « l’expression » de l’élève : il n’a rien à dire, il ne sait pas parler, mais il doit s’exprimer, c’est-à-dire faire du bruit. Significativement, l’enseignement de la littérature française a fait une place de plus en plus large aux nouvelles « formes d’expression », comme les publicités, la bande dessinée, etc. Mais surtout la littérature n’est plus étudiée comme telle. On étudie les genres (par exemplaire le genre épistolaire), les styles (une large place est faite à la rhétorique) et les écoles (savoir si Baudelaire est un symboliste, voilà la grande question). Une culture superficielle (style « questions pour un champion ») remplace la véritable culture. Des esprits formatés selon les règles de la pensée unidimensionnelle (Marcuse) et propres seulement à une pensée opérationnelle doivent définitivement remplacer « l’honnête homme », capable de pensée dialectique. Tel est le sens profond des « réformes » dont l’inspiration – si l’on peut dire – est à l’œuvre dans tous les pays. Les réformes de l’école en Italie, par exemple, décalquent les réformes françaises ou, parfois, les anticipent.
Mesurées selon les critères d’hier, ces réformes sont proprement catastrophiques.
Le niveau de langue et de culture d’un bachelier s’est effondré au cours des dernières décennies. On trouve aujourd’hui dans les classes préparatoires (dernières filières encore vaguement sélectives) des élèves qui n’auraient jamais pu décrocher le certificat d’études primaires il y a un demi-siècle. On ne s’étendra pas sur le niveau moyen des étudiants de première année des universités, encore bien plus faible. Avec la suppression des redoublements, on est à la veille de voir arriver en terminale de purs analphabètes – pour l’heure nous avons surtout une masse de demi-analphabètes, d’élèves pour qui les auteurs classiques de la langue française sont tout à fait incompréhensibles. Pour ne rien dire des prétendus « scientifiques » qui ne comprennent rien aux mathématiques et qui n’ont pas la plus petite idée de ce que pourrait signifier la notion de vérité dans les sciences.
Cependant, si ces réformes sont mesurées à l’aune des véritables objectifs de « réformateurs », l’école d’aujourd’hui est assez performante. Comme il s’agit d’organiser l’enseignement de l’ignorance – pour reprendre l’excellente formule de Jean-Claude Michéa – on ne peut que constater que l’école d’aujourd’hui est en bonne voie. Pas assez cependant pour les réformateurs et leurs commanditaires qui estiment que l’on donne toujours une trop grande place au savoir « abstrait » et « encyclopédique » et pas assez aux besoins pratiques des entreprises. C’est pourquoi l’école en fait toujours trop et on doit remplacer tout ce qui reste des enseignements disciplinaires par des mauvaises farces comme les EPI qui se prétendent « transdisciplinaires » et doivent surtout servir à éliminer et la classe et le cours et le professeur que les circulaires officielles désignent sous l’élégant vocable de « technicien de ressources »...
On le sait bien, un ignorant conscient de son ignorance est bien plus instruit que ces demi-cultivés et demi-analphabètes qui se croient instruits parce qu’on leur répète que les jeunes en savent plus que les vieux et que les enfants sont plus savants que les parents. Ainsi, les frustres connaissances de l’école primaire d’antan valaient beaucoup plus que la mélasse avec laquelle on bourre les cerveaux des enfants et des jeunes gens. Dira-t-on que j’exagère ? Essayons de faire passer le baccalauréat des années 60 aux élèves d’aujourd’hui : cette expérience de pensée que peut faire n’importe quel professeur ayant atteint aujourd’hui l’âge de la retraite donnerait incontestablement des résultats édifiants. On peut supputer – en usant du principe de charité –- qu’existerait tout de même une toute petite minorité d’élèves ayant échappé au massacre et qui réussirait cet examen, mais la très grande majorité serait recalée.
Mais, nous dit-on, si les élèves n’apprennent plus le latin ni le grec, ils apprennent des choses nouvelles et combien plus utiles, dont la dernière est « l’apprentissage du code informatique » à tous les niveaux de l’école. Il s’agit même selon les plus enthousiastes de l’apprentissage d’un nouveau langage ! Qu’un langage informatique ne soit un langage que par métaphore, tous ces gens n’en ont cure. Le « langage informatique » n’est rien d’autre qu’un outil de programmation des machines et on ne parle pas à une machine, on définit seulement les séquences de son fonctionnement. En son essence, un « programme informatique » très sophistiqué n’est pas différent du « programme » du lave-linge le plus humble et l’élément de base d’un processeur informatique est bien connu de tout le monde, c’est la « porte logique » que réalise un « va-et-vient » pour commander la lumière de votre chambre à coucher, par exemple. Présenter ce qui n’est qu’une technique, parfaitement inutile d’ailleurs pour 99,9 % des utilisateurs d’ordinateurs, comme un nouveau langage et un nouveau savoir, c’est donc une pure et simple mystification.
Il est bien possible que les instigateurs de cette nouvelle lubie ne connaissent rigoureusement rien à l’informatique et aient succombé à la fascination des petits enfants pour les jouets extraordinaires. Mais cette ignorance impardonnable à ce niveau de décision, a été entretenue, manipulée et exploitée sans vergogne par les marchands de quincaillerie – le ministère de l’EN a commandé 175 000 tablettes … pour commencer – et par les grandes entreprises du logiciel – le même ministère a signé des accords avec Microsoft qui aboutissent à ce que « le code » qu’on apprendra à l’école sera le code des produits Microsoft. Juteuse, très juteuse affaire.
Le tableau d’ensemble est proprement désespérant.
Mais comme il ne faut ni rire ni pleurer mais comprendre, tâchons de ressaisir cette évolution dans un mouvement global. Le capitalisme aujourd’hui n’a plus aucun besoin de la culture. La culture qui servait de légitimation à la domination des dominants, est un accessoire superflu. La « marchandisation » totale du monde, c’est-à-dire la domination absolue de « l’équivalent général », l’argent, a impitoyablement réduit tous les hommes à la commune mesure, parfaitement égalitaire en son genre ; la grosseur du portefeuille. Tout le monde peut devenir riche – plus ou moins – et tout le monde est virtuellement un millionnaire : le ministre de l’économie, un certain Macron, voulait donner aux jeunes Français l’envie de devenir millionnaires. Puisque lui-même, Macron, dont la bêtise pourrait pourtant devenir proverbiale, y est parvenu, pourquoi pas vous ? Dès lors la culture n’est plus qu’un luxe inutile, et même plus un marqueur de distinction sociale. La culture que l’on acquiert en se formant soi-même, en formant son goût, en s’instruisant, doit faire place à la nouvelle culture, celle de « l’industrie de biens culturels », dans laquelle le navet à grand spectacle hollywoodien côtoie Cinquante nuances de Gray, un t-shirt avec l’effigie de la Joconde, ou une console pour jeux vidéos. Le besoin « culturel » du capitalisme est le besoin de consommateurs de biens de l’industrie culturelle, consommateurs qui s’abrutissent encore plus en consommant l’objet de leurs désirs – voir l’invraisemblable affaire du Pokemon-Go – et, aussi, le besoin de producteurs de biens culturels, c’est-à-dire d’informaticiens et de fabricants de camelote. Et Cicéron n’a plus rien à faire là-dedans. O tempora, o mores !
Pendant longtemps, le capital a eu besoin d’une main-d’œuvre ayant un minimum d’instruction.
C’est pourquoi il a, un peu partout, organisé une formation élémentaire de sa future « force de travail ». Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Les idéologues et autres marchands de sommeil vantent « l’économie de l’intelligence ». Mais le mode de production capitaliste a dépassé le stade où il avait un besoin massif d’ouvriers qualifiés et d’ingénieurs : c’était l’époque de la montée des « cols blancs » et l’époque où les militants ouvriers réfléchissaient à la nouvelle place des ICT (ingénieurs, cadres et techniciens). C’étaient les années 60 et c’est une époque révolue. La grande transformation de la fin du XXe siècle a été celle de la catastrophe industrielle dans les pays avancés : des millions d’emplois supprimés par l’automatisation dans l’industrie, constructions mécaniques, électronique grand public, etc et transfert pour partie de ces emplois dans les pays émergents. Les emplois supprimés ont été principalement des emplois ouvriers. La classe ouvrière a chanté son chant du cygne dans les années 70 et elle a été invitée à quitter la scène pour laisser place aux « nouvelles classes moyennes » intellectuelles du secteur tertiaire. Mais aujourd’hui, cette nouvelle classe moyenne est dans le collimateur des modernisateurs. Tout le secteur des services commence à être massivement touché par les suppressions d’emplois : en 20 ans France-Télécom avec 180000 salariés a laissé la place à plusieurs entreprises qui totalisent moins de 100000 salariés … avant l’opération massive de « dégraissage » qui est annoncée. Dans le secteur bancaire, ce sont des milliers d’agences qui vont fermer. Il en va de même dans les grandes surfaces commerciales et chez les géants de la distribution. Et l’informatique elle-même est menacée par les progrès de ses propres techniques. En France on annonce plusieurs millions de suppressions nettes d’emplois au cours de la prochaine décennie. Le capital a besoin de petites mains taillables et corvéables à merci, de petites mains « uberisées » et non plus d’une classe de salariés qui pourraient s’appuyer sur la possession d’un métier et d’une solide qualification. Sans doute une élite possédant une solide formation technique et scientifique reste nécessaire, mais celle-ci n’est pas très nombreuse. Dès les années 90, l’OCDE annonçait la couleur. En 1996, un rapport de l’institution indiquait la marche à suivre pour en finir avec une instruction réelle : diminuer la qualité sans diminuer la quantité : « Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. » En 1998, dans les locaux d’IBM-Deutschland à Stuttgart, le président du Conseil Fédéral du patronat allemand, Dieter Hundt, s’en est pris à « l’idéologie obsolète et erronée » de l’égalité dans le système éducatif. Tout cela signifie-t-il à terme la mort de l’école publique ? Pas tout à fait puisque, comme le fait remarquer l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) avec une rare lucidité – ou le comble du cynisme – les pouvoirs publics n’auront plus qu’à « assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser »[3].
On relit ces textes aujourd’hui et on a la description exacte des politiques mises en œuvre par les gouvernements « de droite » comme « de gauche ». Et cette politique découle de la dynamique même du mode de production capitaliste.
Au début du siècle dernier Rosa Luxemburg énonçait l’alternative fondamentale de notre époque : socialisme ou barbarie. Le XXe siècle a illustré tragiquement le propos de Rosa. Notre siècle sous des formes nouvelles montre que c’est véritablement là que nous sommes à nouveau. La question brûlante que soulèvent les réformes scolaires est tout simplement celle de la préservation de la civilisation.
Notes :
[1] Sur cette question, on pourrait lire « L’approche par compétences, une mystification pédagogique » par Nico Hirtt, t
Du même auteur, lire aussi « En Europe, les compétences contre le savoir ».
[2] La « pédagogie » de la « classe inversée » où l’élève lit un cours chez lui et où le professeur l’aide à faire des exercices en classe prépare la suppression des professeurs.
[3] Nico Hirtt : « La mission scolaire » in Le Courrier de la planète, n°55 – Mai 2000
Pour en savoir plus :
- INFOGRAPHIE. Illettrisme : de grosses inégalités en France
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