Pourquoi la droitisation du gouvernement socialiste n’ouvre-t-elle pas à un espace pour la gauche de gauche ? Pourquoi cette dérive bénéficie-t-elle seulement au Front national ?
Dimanche 25 mai, à l’heure des résultats, Marine Le Pen prend la parole pour les télévisions. Le plus important n’est pas ce qu’elle dit – mais ce qu’elle donne à voir : derrière elle, des affiches célèbrent « le premier parti de France ». Les imprimer sans attendre les résultats signifie ce que chacun savait : tout était déjà joué. Pire : les sondages qui annonçaient cette victoire, loin de l’atténuer en provoquant un sursaut, ont encouragé les électeurs à creuser l’écart avec l’UMP, et davantage encore le PS. Le succès va au succès. Mais il y a plus : c’est le visage de Marianne qui apparaît (en blanc) au centre de l’affiche : le Front national s’affirme républicain. Et de fait, il l’est, à en croire beaucoup d’analystes, puisqu’il est légal – comme si tout ce qui n’est pas interdit était légitime ! En 2017, au moment où le Front national rejoindra un gouvernement de droite, on nous expliquera sans doute qu’il s’agit d’opposer un front républicain à l’extrême droite moins présentable qui va de Robert Ménard à Alain Soral. C’est en tout cas le scénario que j’ai proposé pour conclure mon essai paru après les municipales : Gauche, l’avenir d’une désillusion.
Le PS imite l’UMP, qui imite le FN
Si le résultat était prévisible, et de longue date, ce n’est pas tant du fait des sondages, dont on sait les limites, qu’en raison d’une logique implacable : la droitisation de l’ensemble du paysage politique est la condition de possibilité de la « dédiabolisation » réussie par Marine Le Pen. Le PS imite l’UMP, qui imite le FN ; et Jean-Marie Le Pen le répète depuis longtemps, les électeurs préfèrent l’original à la copie. La mécanique est donc inexorable. En choisissant le parti des patrons et des marchés, le gouvernement socialiste se veut réaliste. Cela revient d’une part à valider la croyance que la réalité serait de droite ; et d’autre part, la réalité dément ce « réalisme » supposé : les politiques d’austérité sont désastreuses, non pas seulement en termes sociaux, mais aussi économiques. Il ne faut donc pas s’étonner si la catastrophe est également politique : le FN dénonce l’UMPS – et en menant la même politique que Nicolas Sarkozy, François Hollande s’emploie à lui donner raison.
Pourquoi la gauche de gauche ne progresse-t-elle pas ?
Reste une question fondamentale : pourquoi la droitisation n’ouvre-t-elle pas à un espace pour la gauche de gauche ? Pourquoi cette dérive bénéficie-t-elle seulement au Front national, et pas au Front de gauche, ni au NPA, ni à toute autre formation à la gauche du Parti socialiste ? Même les résultats de Nouvelle Donne semblent bien modestes en regard des espérances de ses initiateurs… On peut faire l’hypothèse que l’hégémonie idéologique de la droite ne vient pas seulement des politiques économiques, mais aussi des politiques identitaires qui les accompagnent, comme pour les compenser ou du moins en distraire. On l’a vu en 2005, après le référendum sur le Traité constitutionnel européen, avec la lutte contre l’immigration subie, puis durant l’été 2012, avec la nouvelle chasse aux Roms qui a détourné l’attention de l’adoption du Traité de stabilité : la xénophobie d’État serait-elle le remède politique offert aux citoyens contre les maux du néolibéralisme ?
En matière d’immigration, sous François Hollande, le verbe est moins haut que sous Nicolas Sarkozy ; mais les chiffres d’expulsions ne baissent pas. Autrement dit, le PS s’accorde avec l’UMP pour considérer que l’immigration est un problème. Quant aux populations roms, et le discours et l’action se sont aggravés sous l’impulsion de Manuel Valls : le Premier ministre est d’ailleurs cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris, le 5 juin, pour provocation à la discrimination et à la haine raciales : ne prétend-il pas assigner une « vocation » aux Roms, excluant ainsi une population européenne définie par un critère racial ? Or, comme la xénophobie d’État sous Nicolas Sarkozy, la politique de la race menée sous la responsabilité de François Hollande vient légitimer le discours de l’extrême droite : du PS au FN, en passant par l’UMP, c’est un même discours qui s’est imposé. L’hégémonie économique de la droite s’accompagne ainsi d’une hégémonie identitaire de l’extrême droite. Aussi la gauche de gauche ne parvient-elle pas à occuper l’espace que semblerait ouvrir la dérive droitière du PS. Sans doute les électeurs ne se jettent-ils pas forcément dans les bras de l’extrême droite : beaucoup, surtout à gauche, choisissent l’abstention – soit l’autre face du délitement démocratique.
Le Titanic PS
Que faire ? Bien sûr, il serait logique d’en conclure que le PS doit changer de politique. Si la droitisation échoue dans les urnes, pourquoi pas un coup de barre à gauche ? Mais, on le sait désormais, en France, on ne change pas une équipe qui perd : François Hollande avait entendu la colère des Français, après les élections municipales, et il a nommé Manuel Valls à Matignon. Soit la même chose, mais plus vite et plus fort. Et après le « séisme » des élections européennes, le Premier ministre confirme qu’il va continuer… mais plus vite et plus fort. Pendant longtemps, on a cru que le Parti socialiste pouvait s’accommoder de tous les renoncements à condition de garder le contrôle des pouvoirs locaux et régionaux. Désormais, il semble voué à perdre les régions après les villes, mais il ne change pas de cap pour autant.
On voudrait croire que la révolte gronde chez ceux qu’on appelle « les élus de terrain » – mais à ce jour, ils se contentent de grommeler. C’est sans doute qu’ils sont dans la même position que, dans la sphère économique, des employés redoutant la prochaine vague de licenciements : à défaut d’infléchir la politique de l’entreprise, à titre personnel, ils espèrent y échapper. Mieux vaut donc éviter de faire trop de bruit. Les stratégies individuelles contribuent de la sorte à façonner une stratégie collective dont, sinon, on aurait du mal à comprendre l’irrationalité : c’est pour sauver sa peau qu’on court avec les camarades vers l’abîme… Ainsi beaucoup choisissent-ils de couler avec le navire, non pas tant par esprit de sacrifice, mais surtout à défaut d’avoir des projets alternatifs. Car telle pourrait bien être la clé de l’aveuglement socialiste : pour ce parti, il n’existe jamais de plan B.
L’exemple grec
Dans ce contexte, le vote de la Grèce donne à penser, et peut-être à espérer – et pas seulement en raison du succès de Syriza, qui fait rêver le Front de gauche : c’est l’ensemble du paysage politique grec qui doit nourrir la réflexion politique en France. En effet, dans le même temps, les socialistes du Pasok continuent de sombrer. Sans doute Nouvelle Démocratie n’est-elle pas très loin derrière Syriza – mais c’est dire qu’on retrouve un affrontement classique entre droite et gauche. Conséquence de ce clivage, pour ou contre les politiques d’austérité ? L’extrême droite, avec Aube dorée, pèse à peine plus lourd que… le Pasok. Certes, c’est beaucoup pour un parti néonazi ; mais c’est près de trois fois moins que le FN en France. L’alternative politique redonne de la vigueur aux logiques démocratiques : l’abstention est plus basse en Grèce qu’en France (de 13 points !).
Le drame de la France, ce n’est donc pas que le PS soit trop bas ; c’est plutôt qu’il soit trop haut. Il continue de peser comme un poids mort (14%), alors que les Grecs semblent soulagés du fardeau de son homologue (8%). La France est un peu comme le Royaume-Uni : le triomphe de l’extrême droite, avec l’UKIP, s’y accompagne d’un taux d’abstention plus élevé encore (de 8 points) – sans que les travaillistes s’effondrent, il est vrai (à la différence des socialistes français, ils ne sont pas au pouvoir). Des deux côtés de la Manche, à défaut de proposer une autre politique, le socialisme de gouvernement fait obstacle à la logique démocratique en reprenant à son compte le mantra de Margaret Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative ». Seul Bernard-Henri Lévy peut croire qu’un gouvernement d’union nationale ferait obstacle à l’extrême droite : en réalité, ce serait valider les attaques du FN contre la collusion de l’UMP et du PS. La démocratie suppose le choix, et non le consensus.
Se débarrasser du PS
À défaut de pouvoir changer le PS, peut-être faut-il se résigner à en changer, soit le remplacer, « à la grecque ». « Rompre avec la majorité présidentielle, ou s’abîmer avec elle », écrivait Michel Feher sur Mediapart, le 25 octobre 2013: « Le choix, c’est maintenant »! Mais peut-être n’avons-nous plus le choix aujourd’hui. François Mitterrand avait liquidé le Parti communiste ; peut-être François Hollande va-t-il faire de même avec le Parti socialiste. L’espoir n’est donc plus que l’ancien « premier parti de France » le redevienne enfin, en remontant la pente, mais qu’il finisse de s’effondrer, pour laisser enfin place à d’autres discours – soit à des politiques alternatives. Avant de reconstruire la gauche, il faut donc déblayer les ruines. On songe à la pièce de Ionesco (et ce n’est pas un hasard si l’auteur de Rhinocéros, et son théâtre de l’absurde, résonnent avec notre actualité) : « Amédée, ou comment s’en débarrasser ». Le couple se déchire, et semble voué à l’impuissance ; c’est que la maison est encombrée d’un cadavre qui devient d’autant plus volumineux à mesure qu’on s’en accommode. Ne faut-il pas s’en débarrasser, avant qu’il ne soit trop tard ? La seule question qui vaille est alors : comment ?
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Ce billet, prolongeant l'essai de l'auteur de l'article qui vient de paraître dans la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel, co-dirigée par Philippe Corcuff et Lilian Mathieu, a d'abord été publié le 28 mai 2014. L'essai a été présenté sur Mediapart :