Face à la dérégulation économique et politique, qu’il encourage par ailleurs, Macron espére rassurer son électorat à peu de frais en jouant la carte de la nation !
Par Manouk Borzakian Géographe, postdoctorant à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
Dans son allocution du 14 juillet 2022, Emmanuel Macron a qualifié la nation de « tout organique ». L’expression puise dans la tradition intellectuelle de la géopolitique dite « classique », dont les théories ont notamment servi de fondement à l’expansionnisme nazi.
Sources : | mis à jour le 08/08/2022
En entendant Emmanuel Macron expliquer qu’« une nation, c’est un tout organique », difficile pour les géographes de ne pas penser à un encombrant père fondateur de leur discipline, Friedrich Ratzel[1]. Une notion a assuré la postérité à ce scientifique allemand de la fin du 19e siècle : l’espace vital (Lebensraum). Dans sa Politische Géographie, publiée en 1897, le zoologiste devenu géographe compare les États à des « organismes qui entretiennent avec le sol un rapport nécessaire » et entreprend de les étudier avec les outils de la biologie. Appliquant la théorie darwinienne à ces « organismes », Ratzel décrit la tendance de tout État à étendre son territoire à mesure qu’il croît et, le cas échéant, à s’approprier l’espace de ses voisins.
De la « Geopolitik » à l’expansionnisme nazi
Cette théorie de l’espace vital, malgré ses bases scientifiques fragiles, aura une riche descendance intellectuelle. Le Suédois Rudolf Kjellén[2], auquel on doit le terme « géopolitique », reprend les idées de Ratzel pour alimenter une science des États conçus comme des organismes vivants. Son ouvrage au titre évocateur, L’État comme forme de vie, publié en 1916, influencera Karl Haushofer[3], fondateur de l’école allemande de géopolitique. Comme Ratzel et Kjellén, Haushofer considère la géopolitique comme une science naturelle étudiant les interactions entre des organismes s’affrontant pour étendre leur territoire respectif. Il défend une vision quasi mystique des frontières, appelées à se mouvoir au gré du développement des États et de leur population.
Au lendemain de l’humiliation du Traité de Versailles de 1919, Haushofer veut fournir des outils théoriques aux dirigeants allemands. Car cette géopolitique « classique », qui se développe durant la première moitié du 20ème siècle en Allemagne, mais aussi en Grande-Bretagne et aux États-Unis, se pare de scientificité mais s’adresse surtout aux responsables politiques et vise à justifier leur politique extérieure. Même si Haushofer s’est par la suite défendu de tout soutien au nazisme, il est l’ami de Rudolf Hess[3] et rencontre à plusieurs reprises Hitler, qui lui emprunte la notion d’espace vital.
Une vision du monde périmée
S’ils étaient le plus souvent de farouches nationalistes, ces pères fondateurs de la géopolitique avaient aussi quelques excuses : ils exploraient un champ nouveau, dans un contexte intellectuel marqué par une vision biologisante des sociétés – même si Darwin a été le premier à s’opposer au « darwinisme social[5] » et à ses déclinaisons. Et même si, déjà à cette époque, des auteurs comme Albert Demangeon[6] et Jacques Ancel[7] ont souligné le manque de rigueur scientifique des travaux de Ratzel et de ses suiveurs.
Depuis, les géographes ont pointé les présupposés de la géopolitique classique : conception anthropomorphe et quasi mystique de l’État national, visées nationalistes et impérialistes peu ou pas dissimulées, obsession de l’échelle étatique[8], etc., trop d’éléments relèvent de la croyance plus que de la science.
À qui profite le crime ?
Considérer la nation comme un organisme en lutte permanente avec ses semblables est donc un anachronisme intellectuel et un non-sens scientifique. Cette vision du monde continue pourtant de nourrir des théories plus ou moins scabreuses. On retrouve, dans le Choc des civilisations[9] de Samuel Huntington[10], socle idéologique de la guerre contre le terrorisme, une vision du monde découpé en grandes entités homogènes condamnées à s’affronter éternellement. Quant au néo-eurasisme[11], il postule l’existence d’un continent entre Occident et Orient, l’Eur-Asie, appelé à être uni sous la domination russe. Son courant le plus nationaliste s’inspire de la géopolitique allemande des années 1920 et défend l’expansionnisme russe. Son principal représentant, Alexandre Douguine[12], par ailleurs connu pour ses accointances avec la Nouvelle Droite française, a inspiré les discours nationalistes de Vladimir Jirinovski[13] et, aujourd’hui, fournit une partie de ses arguments à Vladimir Poutine[14].
Ce renouveau de la pensée ultranationaliste russe a coïncidé avec l’effondrement de l’URSS : il fallait un modèle explicatif capable de combler le vide idéologique et (géo)politique postsoviétique. De la même manière, en France et ailleurs, les discours plus ou moins rigides sur l’identité et l’unité nationales prospèrent dans un contexte d’incertitude : la mondialisation économique, via les progrès du libre-échange[15] et le pouvoir de décision accru des grandes firmes multinationales, fragilise la souveraineté nationale. Face à cette dérégulation économique et politique, qu’il encourage par ailleurs, Macron peut espérer rassurer son électorat à peu de frais en jouant la carte de la nation – à la manière de Trump finançant le mur entre les États-Unis et le Mexique.
Et puis, comme le rappelle l’historien Nicolas Lebourg[16], l’organicisme, au cœur de la pensée d’extrême-droite, sert aussi à mettre sous le tapis la lutte des classes.
- La nation, tel un corps vivant, fonctionne selon un principe d’unité et de complémentarité entre ses membres : pas question de les opposer entre eux. Une idéologie de l’ordre, en somme.
Notes :
[1] Friedrich Ratzel, né le 30 août 1844 à Karlsruhe et mort le 9 août 1904 à Münsing, est un pharmacien, zoologiste puis géographe allemand. Proche des milieux colonialistes et impérialistes, il est le premier géographe à avoir formulé la notion de Lebensraum (« espace vital »).
[2] Johan Rudolf Kjellén (né le 13 juin 1864 à Torsö (Suède) et mort le 14 novembre 1922) était professeur de science politique à l'université de Göteborg. Sa réflexion le poussa à associer la science politique à la géographie, qu'il enseigna par la suite, avant de créer de nouvelles disciplines consacrées à l'État.
[3] Karl Haushofer, né le 27 août 1869 à Munich et mort par suicide le 10 mars 1946 à Pähl (Haute-Bavière), est l'un des plus importants théoriciens de la géopolitique allemande, dont certains travaux (notamment ceux qui abordent la notion d'Espace vital) sont repris et réinterprétés par une partie des penseurs du nazisme, bien que lui-même n'aie jamais été membre du parti nazi.
[4] Rudolf Hess
[6] Albert Demangeon, né à Cormeilles (Eure) le 13 juin 1872 et mort à Paris le 25 juillet 1940, est un géographe français.
[7] Jacques Simon Ancel, né le 22 juillet 1882 à Parmain en Seine-et-Oise et mort à Paris en décembre 1943, est un géographe et géopolitologue français.
[9] « Choc des civilisations » A l’origine d’un concept
[10] Samuel Huntington, né le 18 avril 1927 à New York et mort le 24 décembre 2008 à Martha's Vineyard dans le Massachusetts, est un professeur américain de science politique, connu pour son livre intitulé Le Choc des civilisations paru en 1996.
[11] Alexandre Dugin : esquisse d'un eurasisme d'extrême-droite en Russie post-soviétique
[12] Alexandre Guelievitch Douguine, né à Moscou le 7 janvier 1962, est un intellectuel et théoricien politique nationaliste russe. Il est l'auteur de nombreux essais.
[13] Vladimir Volfovitch Jirinovski, né Eidelstein le 25 avril 1946 à Alma-Ata (République socialiste soviétique kazakhe, Union soviétique), et mort le 6 avril 2022 à Moscou, est un homme politique russe, président du parti d'extrême droite LDPR.
[14] Alexandre Douguine est le prophète réactionnaire de l’ultranationalisme russe
[15] l'exemple du blocage du canal de Suez ?
[16] Dans son interview du 14 Juillet, le chef de l’Etat a expliqué qu’«une nation, c’est un tout organique». Une notion prisée par l’extrême droite dans son histoire, explique l’historien Nicolas Lebourg.
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