L’établissement de règles commerciales et de normes[a] en apparence très techniques contournent de plus en plus les législations des États. Des négociations marquées par le secret sont menées pour établir des clauses léonines faisant fi de tout exercice démocratique et des intérêts publics au profit d’un commerce « libre » à travers l’Atlantique.
par FRANÇOISE DUPONT (syndicaliste), documentation[b]
Les États-Unis et l’Union européenne (UE) sont engagés dans la négociation d’un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, connu sous le sigle TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ou encore TAFTA (Transatlantic Free Trade Area). Dans un article[1] publié par le blog Social Europe Journal, l’économiste états-unien Dean Baker affirme que le véritable but du TTIP n’est pas la promotion du libre commerce mais la mise en place d’une nouvelle structure réglementaire. Il estime en effet que les droits de douane ou les quotas sont déjà bas, à de rares exceptions près, et donc qu’il ne reste que peu à gagner sur ce point. Par contre, il constate que dans un grand nombre de domaines l’UE dispose de protections des consommateurs et de l’environnement plus fortes que celles en vigueur aux États- Unis. Il donne plusieurs exemples (téléphonie, fracturation des sols et gaz de schiste, brevets, copyright et droits d’auteur) pour illustrer ce qu’il pense être l’objectif stratégique des entreprises : la recherche d’un cadre réglementaire moins contraignant. Le mandat confié à la Commission européenne par le Conseil de l’UE pour la négociation du TTIP est loin d’être connu dans les détails. Pour autant, à la lecture de la communication de la Commission européenne présentant sa « vision pour le marché intérieur des produits industriels » apparaissent les enjeux de réglementation/ normalisation des produits liés au TTIP[2]. Publié le 22 janvier 2014, le document comporte une partie finale consacrée au marché mondial dans laquelle l’UE est invitée à faire son deuil de « l’attractivité de son modèle réglementaire[3] » en raison des mutations des échanges économiques internationaux générées par la mondialisation. En conséquence, « la compétitivité internationale des entreprises de l’UE doit jouer un rôle plus important lors de l’évaluation de la réglementation en vigueur et de l’examen des options possibles pour le lancement de nouvelles initiatives » réglementaires[4]. Le même document précise que l’UE négocie déjà des accords de libre-échange avec de grands pays industrialisés et que « ces négociations ouvrent la voie à la réduction des obstacles réglementaires entre les principaux partenaires commerciaux […]. Elles contribuent à une réflexion plus vaste sur la définition de règles communes et internationales applicables aux produits »[5]. Enfin, conclusion du raisonnement, « un accord commercial transatlantique qui élimine les obstacles traditionnels au commerce de produits et services serait une étape importante vers une telle réglementation internationale. Les entreprises de tous les secteurs de l’économie auraient ainsi la possibilité de réduire leurs coûts de mise en conformité réglementaire »[6]. Pour comprendre les enjeux liés à la réglementation/normalisation posés par le TTIP, face à la suggestion de la Commission européenne de définir des « règles communes et internationales » entre l’UE et les États-Unis, il faut rappeler le cadre communautaire relatif aux marchandises et produits et préciser en quoi les normes sont des outils de politique générale, de politique industrielle, de structuration du marché, de localisation des activités productives et des emplois qui en résulteront.
Règlementation et normalisation européenne des marchandises
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La construction européenne repose sur la volonté de créer un grand marché commun, ce qui explique la part prépondérante prise par la libre circulation des marchandises, l’une des quatre libertés fondamentales sur lesquelles se fonde le marché intérieur. Comment faire circuler des marchandises produites dans des États membres ayant des réglementations et législations parfois fort différentes ? La réponse privilégiée dans un premier temps fut de rechercher une harmonisation totale de ces législations. Mais devant la complexité de la tâche et la lenteur du processus, les institutions communautaires adoptèrent en 1985 une « nouvelle approche » en matière de législation harmonisée, consistant à articuler étroitement réglementation et normalisation[7]. Ainsi, le législateur de l’UE définit les « exigences essentielles », c’est-à-dire les objectifs en matière de sécurité, de santé, de protection de l’environnement et de protection des consommateurs auxquels les entreprises doivent se conformer lorsqu’elles mettent des produits sur le marché de l’Union. Pour ce qui relève de ces exigences, l’harmonisation se réalise par des normes établies par des organismes européens de normalisation, sur la base d’un mandat confié par la Commission européenne[8]. Si le respect de la norme n’est pas obligatoire, les produits fabriqués conformément aux normes européennes jouissent d’une présomption de conformité, et peuvent donc circuler librement sur le marché. Le fabricant qui choisit de ne pas utiliser les normes européennes devra fournir les preuves de la conformité de ses produits aux « exigences essentielles » s’il souhaite faire circuler ses marchandises sur le marché européen au-delà de son marché national. Sur le marché intérieur, les obstacles sont réduits et éliminés à partir du principe de reconnaissance mutuelle et par la législation communautaire. Conformément à l’article 114 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la législation et les normes européennes doivent assurer la protection la plus élevée de l’environnement, de la santé et de la sécurité des travailleurs de l’industrie et des consommateurs des produits mis sur le marché par l’industrie. En même temps, la législation doit favoriser la libre circulation de ces produits sur le marché intérieur, dans la mesure où ils répondent pleinement aux obligations imposées par l’article 114 du TFUE. Les obligations de déclaration préalable des normes et régulations techniques, avant leur adoption au plan national, sont destinées à évaluer si elles ne constituent pas des obstacles techniques aux échanges de produits industriels ; elles sont imposées tant par la législation communautaire que par les accords OMC sur les obstacles techniques au commerce (en anglais, TBT: technical barriers to trade). Il convient de noter que la normalisation et les principes de la « nouvelle approche » ne se limitent plus aux seuls produits mais sont de plus en plus utilisés pour élaborer la législation, à tel point que certains auteurs parlent de méthode « légistique »[9]. Dans le cadre de son initiative «Mieux légiférer », la Commission européenne impulse depuis le début des années 2000 une logique de « corégulation », selon ses propres termes. En effet, la nouvelle approche introduit une nouvelle répartition des tâches entre l’UE et les instituts européens de normalisation car, à travers ces instituts, ce sont les opérateurs économiques qui élaborent les normes ; d’où la nécessité d’un contrôle et d’une participation démocratique au processus de normalisation pour éviter que la corégulation ne se transforme en autorégulation des opérateurs économiques, c’est-à-dire des entreprises.
Les normes comme outils de politique générale et industrielle
Les normes techniques des produits industriels sont des outils politiques, et doivent être pleinement considérées comme tels. Ce sont tout d’abord des outils de politique générale, visant un objectif explicite d’intérêt public: la santé et la sécurité de l’utilisateur (consommateur ou salarié enenvironnement professionnel); des conditions de travail favorables à la productivité et à la motivation des travailleurs ; la préservation de ressources naturelles fragiles, non renouvelables ou rares (climat, ressources minérales, biosphère, espèces vivantes) ; le bien-être animal; la confidentialité et l’intégrité des communications et des données ; l’interopérabilité des composantes de systèmes complexes…
Ce sont également des outils de politique industrielle et de structuration du marché. La conformité à une norme technique exigeante est un outil de différenciation et de compétitivité hors prix, par la qualité, sur le marché international. En anticipant les besoins futurs, les évolutions du marché, une norme aide les industriels européens à être en avance, à innover et à avoir une offre faiblement sensible au prix – et donc rentable et génératrice d’emplois de qualité. Lorsque des normes concurrentes (en particulier d’interopérabilité) s’affrontent sur un marché, le choix de la norme a une influence sur les entreprises – qui en retireront un avantage concurrentiel – et donc sur la localisation de l’activité économique, et des emplois qui en résulteront. Le caractère politique des normes techniques sur les produits industriels a pour conséquence qu’elles ne peuvent être considérées comme le domaine réservé d’intérêts privés et de spécialistes techniques. Elles doivent au contraire être l’objet d’une régulation démocratique, ouverte et transparente, impliquant un ensemble large de parties prenantes. Cette régulation porte sur : – l’opportunité même de normaliser ; – les objectifs assignés à la normalisation ; – les moyens techniques d’atteindre ces objectifs ; – le contrôle de conformité à la norme et la surveillance de marché; – l’exercice de sanctions effectives, proportionnées et dissuasives en cas de non-conformité. Cette régulation doit s’appuyer sur des institutions ouvertes, légitimes et donnant concrètement à toutes les parties prenantes la possibilité d’exercer une influence sur la décision. La liste des parties prenantes légitimes à contribuer à cette régulation est ouverte et dépend de la nature précise de celle-ci (ainsi, une norme sur le bienêtre des animaux d’élevage ne mobilisera pas les mêmes parties qu’une autre sur l’interopérabilité d’outils de communication numérique). Cette liste doit comprendre au moins, impérativement: les entreprises, les salariés ou leurs représentants, les consommateurs, les ONG de protection de l’environnement. Le fait que les normes techniques soient des instruments de politique industrielle, de compétitivité par la qualité et l’anticipation des besoins techniques, sociétaux et environnementaux, et des sources d’innovation technique, entraîne qu’elles doivent, pour tenir ce rôle, être revues et améliorées régulièrement, à un rythme d’autant plus élevé que le secteur est innovant. Pour un ensemble large de parties prenantes, contribuer aux travaux de normalisation, aux cinq étapes identifiées ci-dessus, constitue un objectif d’intérêt public. Cet ensemble large comprend des parties ne disposant que de faibles ressources : organisations syndicales, PME, associations. Il est donc légitime qu’un soutien public soit accordé pour la participation de ces parties à ces travaux, avec octroi d’un droit de vote, afin que cette ouverture du processus soit une réalité concrète et opérationnelle. La Commission devrait diffuser largement, et en particulier sur les marchés des pays tiers, l’information sur la qualité et le haut niveau d’exigence des produits conformes aux normes européennes, à l’aide d’un budget dédié de communication. Ainsi, les consommateurs et les acheteurs professionnels seront mieux informés des avantages à choisir cette offre. Cela donnera un avantage concurrentiel aux produits conçus et fabriqués en Europe, ou conformément aux normes européennes, et donc aux entreprises et aux travailleurs européens. L’expérience historique que les États membres de l’UE ont acquise depuis 1993, au cours du long chemin encore inachevé vers la constitution effective d’un marché unique des produits industriels, ne doit pas être perdue. Elle prend pleinement en compte le caractère politique, et donc démocratique, ouvert et transparent, de la régulation des normes techniques les concernant, et doit être préservée lors de la conclusion d’accords de libre échange. Lors des négociations en cours, la Commission doit établir un cadre institutionnel garantissant ces mêmes caractéristiques de démocratie, d’ouverture et de transparence, au cours des cinq étapes identifiées ci-dessus du processus de normalisation, puis de contrôle de conformité. Il est fondamental que les normes relatives aux produits et les réglementations et décisions protectrices des intérêts publics, ainsi que les sanctions de leur non-respect, ne puissent pas être attaquées comme des obstacles non tarifaires.
Les brevetS
D’autres problèmes considérés comme obstacles à la libre circulation et à la libre compétition subsistent. Il s’agit par exemple des brevets portant sur des standards techniques, ou de l’effectivité des contrôles de la mise en oeuvre des normes et de la législation. Lorsqu’un brevet a été pris sur une innovation devenant un standard technique, il est indispensable que les concurrents puissent accéder à des licences devenues obligatoires à un prix raisonnable. Dans certains pays non européens, notamment les États-Unis, la qualité des brevets est sujette à caution : leur délivrance ne donne pas lieu à une recherche d’antériorité suffisante, ce qui met en cause leur caractère novateur ; l’acceptation de brevets triviaux met en doute leur caractère inventif ; tandis que les brevets portant sur des concepts abstraits d’apparence et de sensation, indépendamment de la manière technique dont cette apparence est obtenue, sont contraires au principe même du brevet d’invention portant exclusivement sur le moyen d’atteindre un résultat. Cette situation ouvre la porte à des procès abusifs où les entreprises européennes sont en position de faiblesse. La législation de la propriété intellectuelle doit offrir une véritable protection de l’innovation sans que les brevets ou le droit d’auteur puissent être utilisés comme des obstacles à la compétition industrielle et à l’innovation. En conclusion, face à la suggestion de la Commission européenne de définir des « règles communes et internationales » entre l’UE et les États-Unis, il convient de noter les différences d’approche entre les deux puissances économiques en matière de normalisation et de réglementation des marchandises. L’approche communautaire repose sur le principe de précaution: reconnu par l’article 191 du TFUE pour ce qui relève de la politique de l’Union en matière d’environnement, il a été qualifié de « principe général du droit communautaire » par le juge européen. Par contre, les États-Unis semblent privilégier une démarche de précaution plutôt que le principe de précaution. Autrement dit, « si aucune donnée scientifique ne prouve un impact négatif, il n’y aura pas de régulation du produit, alors que l’inverse s’impose en Europe où le produit ne pourra entrer sur le marché, en cas d’incertitudes, qu’en présence d’études scientifiques concluant à l’absence de nocivité[10] ». Ainsi, pour la Cour de justice de l’Union européenne, « il doit être admis que lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la gravité de ce risque soit pleinement démontrée »[11]. L’approche communautaire vise à protéger des «exigences essentielles » par une combinaison entre action législative et normalisation, cette dernière étant réalisée sous mandat de la puissance publique européenne. D’autre part, dans le processus de normalisation, l’Union européenne fait une place – que l’on peut certes juger insuffisante au regard de l’extension régulière du périmètre de la normalisation et des enjeux démocratiques que cela pose – aux différentes parties prenantes, dont les organisations de travailleurs. Enfin, il est clair que l’éventuel établissement de « règles communes » implique un risque d’abaissement du niveau de protection européen, même – et surtout – en cas de création d’un organisme conjoint de normalisation, car celui-ci aurait pour effet de contourner et saper le rôle des organismes européens déjà existants.
[1] “TTIP : it’s not about trade !”, http://www.social-europe.eu/2014/02/ttip/
[2] Cf. http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do uri=COM :2014:0025:FIN:FR:PDF
[3] Ibid., page 17.
[4] Ibid., page 18.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Le règlement européen en vigueur relatif à la normalisation définit la norme comme « une spécification technique, approuvée par un organisme reconnu de normalisation, pour application répétée ou continue, dont le respect n’est pas obligatoire ». Il distingue des normes dites internationales, européennes, harmonisées,
nationales.
[8] L’harmonisation totale est encore utilisée mais pour des produits très spécifiques : automobile, pharmacie, par exemple.
[9] Cité par Aubry, Brunet, Péraldi Leneuf, la Normalisation en France et dans l’Union européenne – Une activité privée au service de l’intérêt général ?
[10] Hayvel Émilie, À propos de la prise en compte du principe de précaution par les États-Unis, l’Union européenne et l’OMC, http://m2bde.u-paris10.fr/content/propos-de-la-prise-en-compte-du-principe-de-précaution-par-les-etats-unis-luion-européenne-e
[11] Cité par Hayvel, op. cit.
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