Regards. Le Parti de gauche lance un appel à faire élire une assemblée constituante pour passer à une VIe République. Le contexte politique turbulent actuel semble propice, les médias évoquent même une "crise de régime"…
Clément Sénéchal : On peut en effet parler de crise de régime : l’abstention est à 56% et progresse tendanciellement d’année en année, l’extrême droite à 25% loin devant les autres partis. Le parti au pouvoir est en capilotade générale : il a trahi aussi bien son aspiration historique que son programme politique. Par ailleurs, alors qu’on nous avait promis une "présidence normale", des affaires sortent tous les jours… On a un député qui ne paie pas ses propres impôts alors qu’il est chargé de voter ceux des Français – et qu’il est de surcroît membre de la commission des Finances de l’Assemblée nationale et de la Commission d’enquête sur l’affaire Cahuzac – et nous ne disposons d’aucun moyen institutionnel pour le dégager ! Pour continuer dans le grotesque, Valls annonce qu’il n’acceptera pas sa voix lors du vote de confiance, au mépris le plus complet des droits et prérogatives du Parlement, de la séparation entre l’exécutif et le législatif. Les gars planent complètement. Quant au président François Hollande, il apparaît aujourd’hui comme ultra minoritaire dans l’opinion publique et sa légitimité est en lambeaux : or la dimension césariste et plébiscitaire du pouvoir présidentiel est la clé de voute de la Ve République.
Le FN de Marine Le Pen affirme qu’il faudrait simplement améliorer la Ve, notamment en introduisant davantage de proportionnelle dans les élections législatives ou en instituant un référendum révocatoire. Pourquoi cela ne suffirait-il pas ?
Le FN ne parle plus de référendum révocatoire et veut juste la proportionnelle pour accéder au parlement. Mais la proportionnelle ne changerait rien au fait que les députés sont impuissants face à la prééminence législative de l’exécutif, c’est-à-dire en réalité de l’Élysée : aujourd’hui, plus de 90% des lois adoptées émanent du gouvernement. Nous avons besoin d’un changement plus global. Le régime actuel n’est pas républicain, mais présidentiel-monarchique. « J’ai essayé d’opérer la synthèse entre la République et la monarchie », avouait De Gaulle lui-même. De fait, la Constitution de 1958 a été adossée à un putsch (les parachutistes ont pris la Corse) du Général, qui a utilisé l’armée pour mettre la pression sur le peuple et les instances politiques en place. Il a dessiné une Constitution à sa main qui instaure un pouvoir personnel, fondamentalement séparé du peuple : la délibération collective et l’expression populaire se trouve violemment expulsés de l’institution publique. Je signale d’ailleurs que cette Constitution est la seule de notre histoire à ne pas avoir été rédigée par une Constituante.
|
De quoi cette constitution est-elle l’infrastructure politique ?
En réalité la Ve est taillée pour maintenir l’ordre capitaliste. Remarquons comme Marx que même la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie de notre bloc de constitutionnalité), célèbre « l’homme égoïste » et garantit la continuité du capitalisme en sacralisant la propriété privée d’une part, en consacrant les « distinctions sociales » dès son article 2, d’autre part. C’est en définitive un projet profondément inégalitaire, corrélé aux intérêts particuliers de la bourgeoisie naissante. Pour en revenir à notre époque, je pense qu’en distillant dans le corps social l’habitude de ne pas s’occuper des affaires publiques, c’est-à-dire en anesthésiant dans chaque être humain l’être politique, la Ve République instaure l’indolence et la domestication nécessaires à la continuité du travail productif capitaliste. Dépossession politique et dépossession économique sont les deux faces d’une même médaille, celle d’une tyrannie douce et silencieuse. Le capitalisme est tout autant un ordre juridique qu’un ordre économique. Il faut donc s’intéresser à la manière dont sont fabriquées et promulguées les lois. Ajoutons qu’aujourd’hui, le capital débridé par la néolibéralisation du monde occidental détient les grands groupes médiatiques et se trouve donc en position de faire et défaire les élections, en surexposant ses commis et en discréditant constamment les forces révolutionnaires.
Mais même si l’on élit une assemblée constituante, il paraît peu probable qu’elle décide d’abolir la propriété privée… En Tunisie, où le processus a plutôt été positif par ailleurs, la nouvelle constitution n’est pas franchement socialiste.
Nous ne sommes jamais sûr de rien en démocratie, c’est toute sa noblesse. Ce sera bien sûr aux élus de l’assemblée constituante de décider. Mais ce que l’on cherche au Parti de gauche, c’est d’abord de faire de cette constituante un grand moment de repolitisation de la société. Le mal du siècle, c’est la dispersion, l’atomisation, la pensée réduite au petit périmètre de sa propre vie parce que la vie est précaire et que la concurrence comme mode de gouvernement généralise la guerre de tous contre tous : d’où la difficulté de retrouver des signifiants communs pour se constituer en puissance collective. L’infrastructure néolibérale fait que chacun reste dans son coin, entre amertume, mépris et nihilisme. Les passions tristes dominent. Or je crois que ceci est en grande partie lié au fait que le système institutionnel est verrouillé. Créer une grande campagne autour de la constituante peut donc être un moyen de recréer du jeu démocratique, de réimpliquer la multitude pour la constituer en peuple. De son côté, le PG fera évidemment tout pour défendre sa conception d’une VIe République véritablement sociale, écologique et démocratique. Et nous avons bien vu lors du référendum pour le TCE en 2005 que lorsque l’on pose des vraies questions politiques et institutionnelles aux gens et qu’on leur donne le temps de s’informer, de se réunir et de débattre, cela peut donner des résultats étonnants.
|
Pour le Parti de gauche, à quoi ressemblerait la VIe République idéale ?
C’est en discussion. Nous voulons un régime parlementaire avec une ventilation régulière des élus, une limitation du cumul et du renouvellement des mandats et la généralisation de la proportionnelle, seul système qui permette la parité. Le Parlement serait à l’origine des lois car lui seul représente les citoyens dans leur diversité. Les députés ne se penseraient pas comme les représentants, mais comme les subordonnés du peuple. L’exécutif serait désigné par le parlement : il faut en finir avec cette absurdité qu’est l’élection d’un chef suprême au suffrage universel, qui confère au monarque l’illusion d’une légitimité divine et le sentiment d’un pouvoir absolu, face auquel aucun contre-pouvoir ne peut se soutenir véritablement. Et puis croire que l’on peut diriger un pays seul, doué d’une omniscience totale, est une fable aussi absurde que dangereuse.
Comment repenser le fonctionnement démocratique ?
On peut imaginer de combiner la démocratie représentative avec des éléments de démocratie directe, en ayant recours par exemple aux pétitions législatives et aux référendums d’initiative populaire, tel que le référendum révocatoire, qui aurait l’effet vertueux d’instaurer une culture du mandat impératif, afin d’en finir avec des "promesses" qui ne dupent plus personne, tout en réaffirmant la supériorité des programmes sur les hommes particuliers. Enfin, il est indispensable d’instituer des formes de démocratie au-delà de la sphère politique, en particulier dans l’entreprise : aujourd’hui les travailleurs n’ont pas leur mot à dire sur le travail ni sur le fruit de leur travail, leur destin dépend des mouvements d’humeur de fonds de pension planqués aux quatre coins de la planète, c’est-à-dire de la cupidité d’individus avec lesquels ils n’ont aucun lien humain. C’est d’une violence inouïe. Au moins l’esclave savait qui était son oppresseur.
Les partisans du régime présidentiel actuel aiment à rappeler que le régime parlementaire des IIIe et IVe Républiques était marqué par une forte instabilité ministérielle...
La situation actuelle prouve l’inanité de cette critique. C’est bien l’absence de représentativité qui créé actuellement de l’instabilité. Représentativité, légitimité populaire et stabilité ne sont pas ennemis, bien au contraire. Les tenants de l’ordre illégitime devront admettre que l’instabilité c’est la démocratie. Et puis il faut arrêter de diaboliser la IIIe et la IVe République : le CNR et le Front populaire ont obtenu des réalisations sociales à faire pâlir d’envie la Ve République. De plus, il suffit de voir ce qui se passe en Allemagne pour sav
|
Jean-Luc Mélenchon a insisté sur la possibilité pour les citoyens de révoquer les élus, y compris le président, par référendum. Il suffirait par exemple que 5% des inscrits sur la liste signent une demande pour que soit organisé un référendum révocatoire. Il y a un an, ce sont les militants de la Manif pour tous qui se seraient saisis de ce recours. Ce genre de dispositif ne risque-t-il pas de profiter surtout aux forces réactionnaires ?
Pas sûr : je pense qu’une large frange de la Manif pour tous est légitimiste vis-à-vis des institutions de la Ve. Je remarque ensuite que cet argument est le même que celui qu’utilisent PS et UMP depuis des années pour justifier le "vote utile" : surtout ne changeons rien sinon ce sont les "extrêmes" qui remporteront la mise… En plus de miner profondément l’idée-même de démocratie, l’argument semble aujourd’hui de toute façon caduque. Il faut bien comprendre que même sans rien changer au système, il y a des chances que le FN arrive au pouvoir en 2017. Il y a une désaffection telle que l’argument du "vote utile" ne fonctionne plus, et l’abstention a toutes les chances de remporter la mise. Ainsi, même sans nécessairement accroître son poids électoral, le FN peut prendre le pouvoir. En effet, comme la Ve ne reconnaît pas le vote blanc, une force minoritaire dans le pays peut très bien s’imposer : il lui suffit d’obtenir le plus fort pourcentage des votants, quand bien même la part de ces votants représenterait 0,1% des inscrits. Aux européennes, le FN n’a pas élargi sa base électorale, il n’a fait que récupérer ses voix de la présidentielle. Il doit donc ses sièges à l’abstention de ceux qui votaient d’habitude pour ses adversaires. C’est d’ailleurs pour cette raison que le FN n’est pas favorable à une VIe République : il peut très bien s’emparer des institutions de la Ve ! D’autant qu’elles sont parfaites pour gouverner de manière autoritaire.
Le militant Étienne Chouard souhaite que l’assemblée constituante soit tirée au sort, notamment pour écarter les professionnels de la politique et ceux qui désirent trop le pouvoir…Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas forcément un problème de vouloir ou d’avoir le pouvoir. Les hommes dignes veulent du pouvoir sur leur vie, sur leur destin : c’est une aspiration tout à fait noble. Le problème, c’est de savoir ce que l’on en fait. Les partisans du tirage au sort font le bon diagnostic : le système actuel est vicié. Mais ils apportent la mauvaise solution. D’abord le pouvoir des lois tient à leur légitimité : or je ne crois pas que la légitimité se décrète facilement. Ainsi, je ne suis pas sûr que les gens se soumettront à des lois ou des décisions prises par des gens qui procèdent de l’arbitraire et du hasard, des inconnus sans histoire ni programme. Pas moi, en tout cas. De fait, le tirage au sort signe la fin des campagnes (qui peuvent, à moins qu’on en change les règles, être de grands moments d’éducation populaire), de l’élaboration collective de programmes, de la responsabilité vis-à-vis des citoyens (qui ne sont plus électeurs) et donc risque bien d’accentuer la dépolitisation de la société
|
On ne peut pas imaginer que le tirage au sort produise de la mobilisation politique ?
Aujourd’hui, nous avons au moins le droit de voter, de temps à autres, bien trop rarement tout le monde est d’accord : avec le tirage au sort nous n’aurons même plus à nous déplacer aux urnes. La passivité serait complète. La constituante doit être un moment de délibération qui engage tout le pays : pas un coup de dé prononcé par un ordinateur qui ne concerne que quelques-uns. La République c’est la raison, pas le sort. Et puis cela dénote une méfiance insupportable vis-à-vis de la figure du militant, qui est d’abord un citoyen engagé : autrement dit une forme de méfiance envers l’engagement, concret, matérialisé par une constance au sein d’un collectif. Je crois que la société souffre plutôt du désengagement. Pour éviter les conflits d’intérêts, il y a une solution simple : les délégués à la Constituante ne pourront être désignés parmi les parlementaires sortants, ni candidater à des mandats ultérieurs.
Les partisans du tirage au sort rêvent peut-être d’un processus constituant qui ne se fasse pas sous la houlette d’un parti classique à l’ancienne comme le Parti de gauche…
Je suis convaincu que le parti reste un vecteur de politisation incontournable. Certes, le parti de masse va mal. Mais si l’on change le jeu institutionnel, on pourra espérer recréer de l’élan collectif. Les indignés espagnols se sont bien constitués en parti avec Podemos. Quant au mouvement Occupy Wall Street, il a précisément souffert de l’absence de structuration et de débouchés politiques. Sans règle de fonctionnement, le collectif meurt. Mais, par ailleurs, cette aspiration sera aussi portée par un mouvement large et ouvert, avec l’appui de Jean-Luc Mélenchon (voir m6r.fr), qui reste viscéralement radical et inventif. Par ailleurs, les partisans de gauche du tirage au sort commettent une erreur classique : croire que les classes dominées ont une conscience de classe spontanée. La classe en soi ne devient pas une classe pour soi subitement, surtout aujourd’hui où la tertiarisation de l’économie, la flexibilisation du travail et la financiarisation des capitaux tend à dissoudre les solidarités professionnelles. Il faut donc nécessairement des médiations collectives et instituées. D’ailleurs, à chaque fois, dans l’histoire, qu’il y a eu des avancées sociales importantes, cela s’est justement produit via des collectifs organisés, des syndicats, des partis.
On ne peut pas espérer que, dans un tel processus constituant, le citoyen émerge de l’individu pour défendre un intérêt collectif ?
Pour un salarié précaire et isolé, le capitalisme est un environnement naturel. Tiré au sort, je ne suis pas sûr qu’il devienne d’un seul coup un héraut du socialisme et du partage des richesses, c’est-à-dire qu’il ait automatiquement la faculté de transcender son intérêt personnel vers l’intérêt général. Et puis tout porte à croire qu’un individu qui ne bénéficie pas de l’assise, du soutien et de la protection d’un collectif humain sera exposé aux sirènes vertigineuses des lobbies capitalistes, qui ne s’avoueront pas vaincus, loin de là. En fait, les adeptes du tirage au sort réhabilitent le mythe naïf d’une nature humaine ontologiquement bonne. Moi je pense qu’il ne faut faire confiance à personne. Il faut revenir à la question posée par Bourdieu dans Raisons pratiques : un acte désintéressé est-il possible ? Non, répond Bourdieu. Et il n’est peut-être même pas souhaitable qu’un individu engagé dans la société fasse sienne une telle maxime. Ce qui compte, c’est plutôt de faire en sorte que le dispositif institutionnel, c’est-à-dire la règle du jeu matérialisée, contraigne l’intérêt individuel à s’aligner sur l’intérêt général et parvienne donc à combiner les deux. Pour le dire autrement, il faut trouver un régime qui demeure vertueux quand bien même il ne serait peuplé que d’ignobles.
Pour en savoir plus :