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16 juillet 2014 3 16 /07 /juillet /2014 10:21

par Mike Whitney

- MIKE WHITNEY  vit dans l’État de Washington. Il est un contributeur à  Espoir: Barack Obama et sa politique de l’Illusion (AK Press). Hopeless est également disponible dans une  édition Kindle. Il peut être contacté à  fergiewhitney@msn.com .

- par MIKE WHITNEY – http://www.counterpunch.org/2014/04/23/putins-dilemma/ - Traduction Libre © Didier ARNAUD

Le dilemme de Poutine

Sources : Les-Crises.fr blog d'Olivier Berruyer

  • «La dernière décennie du XXe siècle a connu un changement tectonique dans les affaires mondiales. Pour la première fois, une puissance non-Eurasienne a émergé, non seulement comme un arbitre clé des relations de pouvoir en Eurasie, mais aussi comme pouvoir suprême dans le monde. » (p. xiii)
  • « Maintenant, une puissance non-Eurasienne est devenue prééminente en Eurasie. – Et la primauté mondiale de l’Amérique dépend directement de la durée et de l’efficacité de sa prépondérance maintenue sur le continent eurasiatique » (p.30) - (Extraits du livre Le Grand Echiquier : la Primauté Américaine et ses Impératifs Géostrastégiques, Zbigniew Brzezinski, Basic Books, 1997)
  • « On nous avait promis à Munich, après la réunification de l’Allemagne, aucune expansion de l’OTAN n’aura lieu à l’Est. Ensuite, l’OTAN s’est élargie en ajoutant les anciens pays du Pacte de Varsovie, les anciens pays de l’URSS, et j’ai demandé: “Pourquoi faites-vous cela ? ” Et ils m’ont répondu : ” Ce n’est pas votre affaire.” » – (Le président Russe Vladimir Poutine, conférence de presse à Moscou, avril 2014)

 

 

- Les États-Unis se trouvent dans une véritable phase de déclaration de guerre avec la Russie.

Les décideurs politiques à Washington ont déplacé leur attention depuis le Moyen-Orient vers l’Eurasie, où ils espèrent atteindre la partie la plus ambitieuse du projet impérial : établir des bases d’opérations avancées tout au long du flanc Ouest de la Russie, pour arrêter l’intégration économique entre l’Asie et l’Europe, et pour commencer l’objectif longtemps recherché de démembrer la Fédération de Russie. Tels sont les objectifs de la politique actuelle. Les États-Unis ont l’intention d’étendre leurs bases militaires en Asie centrale, de se saisir des ressources vitales et des corridors de pipelines, et d’encercler la Chine pour pouvoir contrôler sa croissance future. Cette poussière en Ukraine indique que la cloche de départ a déjà sonné et que l’opération est déjà entièrement en cours de déroulement. Comme nous le savons par expérience, Washington va poursuivre sa stratégie sans relâche tout en s’affranchissant de l’opinion publique, du droit international ou de la condamnation des adversaires et des alliés de la même façon. La seule superpuissance du monde n’a nul besoin d’écouter quiconque. Il s’agit d’un droit en soi.

 

Ce modèle, est bien sûr, infaillible. Il commence avec des sanctions de type doigts moralisateurs qui agitent l’économique, et de la rhétorique incendiaire, et puis rapidement, il se transforme en bombardements furtifs, attaques de drones, destruction massive des infrastructures civiles, des millions de réfugiés fuyant les villes et les villages décimés, des escadrons de la mort, du carnage humain en gros, de vastes destructions de l’environnement, et la lame stable en échec l’anarchie de l’État… Tout ceci étant accompagné par la répétition fade de la propagande étatique vomie de tous les porte-voix de l’entreprise dans les médias occidentaux.

 

 

- N’est-ce pas la façon dont les choses se sont déjà déroulées en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie ?

En effet, ils l’ont fait. Et maintenant, c’est au tour de Moscou. La survie de Poutine et celle de la Fédération de Russie dépend dans une très large mesure de sa capacité à saisir la nouvelle réalité rapidement et de s’adapter en conséquence. S’il décide d’ignorer les signes avant-coureurs qui sont tant espérés par Washington qui ne saurait être apaisé ou bien les hommes qui dictent la politique étrangère des États-Unis qui seraient peut-être persuadés d’abandonner le soi-disant «pivot vers l’Asie », il pourrait faire face à la même fin que Saddam Hussein ou Kadhafi. Donc, la première priorité est tout simplement d’accepter le fait que la guerre a commencé. Toutes ses futures décisions politiques doivent provenir de cette connaissance de base.

 

 Les bases américaines en Asie centrale en 2006 [1]

Les bases américaines en Asie centrale en 2006 [1]

- Alors qu’est-ce que Poutine sait déjà ?

  • Il sait que la CIA, le Département d’État des États-Unis et les pseudo-ONG américano-financées ont été directement impliqués dans le coup d’Etat de Kiev ;
  • Il sait (à partir de messages téléphoniques piratés) que c’était la main de Washington dans le choix des dirigeants de la junte ;

  • Il sait que la Maison Blanche et l’OTAN ont déjà sapé l’esprit de l’accord de Genève de vendredi en menaçant d’intensifier les sanctions économiques et en prévoyant de transférer davantage d’actifs militaires aux pays baltes, ainsi que 10.000 troupes terrestres américaines en Pologne et des navires de guerre américains supplémentaires en Mer Noire ;

  • Il sait que des décideurs politiques de haut rang des États-Unis l’ont diabolisé dans les médias en tant que nouvel Hitler, un surnom qui est immanquablement connoté d’objectifs d’agression par Washington ;

  • Et il sait aussi que l’équipe Obama grouille de néo-cons sanguinaires et de guerriers froids récalcitrants qui n’ont jamais abandonné l’idée de faire éclater la Russie en petits morceaux, de pouvoir piller ses ressources, et d’installer une marionnette des États-Unis à Moscou.

 

À cette fin, les médias occidentaux ont façonné un récit absurde en prétendant que la Crimée fait partie d’un plan « diabolique »  de Poutine pour reconstruire l’Union soviétique et revenir aux jours de gloire de l’Empire russe. Bien qu’il n’y ait aucun point à réfuter dans cette allégation risible, il convient de noter que de nombreux journalistes ont contesté l’exubérance des médias en analysant la couverture de propagande gérée par l’Etat.

 

 

- Voilà comment le journaliste américain Robert Parry l’a résumé dans un article récent :

«Au cours de mes quatre plus grandes décennies dans le journalisme, je n’ai jamais assisté à un tel spectacle de partialité et de tromperie aussi élaboré par les plus grands médias d’actualité grand public des États-Unis. Même à l’époque de Ronald Reagan … il y avait plus d’indépendance dans les principaux organes de presse. Il y a eu aussi beaucoup de bousculades des médias au large de la falaise de la réalité pendant la guerre du Golfe Persique de George HW Bush et de la guerre en Irak de George W. Bush, qui ont tous deux été manifestement coutumiers de fausses allégations qui ont pu être si facilement avalées par les grands organes de presse américains.

 

Mais il y a quelque chose de tout à fait orwellien dans la couverture actuelle de la crise en Ukraine, y compris le fait d’accuser les autres de «propagande» quand leurs explications… se révèlent beaucoup plus honnêtes et plus précises que ce que le corps de presse tout entier des États-Unis a mis en production…. La désinvolture de cette propagande … n’est pas seulement du journalisme de la honte, mais c’est aussi particulièrement imprudent de malversation au péril de la vie de nombreux Ukrainiens et de l’avenir de la planète. » (« Ukraine, à travers le miroir des Etats-Unis », Robert Parry, SmirkingChimp)

 

 

Malheureusement, le brouillard de la propagande générée par l’État permet de maintenir le public en grande partie dans l’obscurité sur les motifs réels du conflit actuel, ainsi que l’histoire sordide de l’hostilité américaine envers la Russie. Voici un court texte de présentation d’un article paru sur le site World Socialist Web Site qui aide à couper à travers la BS et qui fournit un peu plus d’éclairage sur ce qui se passe réellement :

 

« Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée à la fin de 1991, Dick (Cheney) voulait obtenir non seulement le démantèlement de l’Union soviétique et de l’empire russe, mais celui de la Russie elle-même, de sorte qu’elle ne puisse plus jamais constituer à nouveau une menace pour le reste du monde, », écrit l’ancien secrétaire à la Défense, Robert Gates,  des États-Unis, dans ses mémoires récemment publiées. Gates faisait allusion à l’époque où Dick Cheney était ministre de la Défense, et plus tard vice-président américain.

 

 

- Ces déclarations éclairent sous un jour nouveau les dimensions géopolitiques du putsch récent en Ukraine.

Ce qui est en jeu, ce ne sont pas tant de simples questions de nationalité, et encore moins la lutte contre la corruption et pour la démocratie, mais bien au contraire une lutte internationale pour le pouvoir et l’influence qui remonte à un quart de siècle. “(Les dimensions géopolitiques du coup d'état en Ukraine, Peter Schwarz, World Socialist Web Site)

 

Le Conseiller en Sécurité Nationale du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, constitue bien le principal architecte de la politique actuelle. Dans son désormais classique « Le Grand Echiquier.... La suprématie américaine et ses Impératifs Géostratégique », Brzezinski argumente que les États-Unis ont un besoin vital de devoir contrôler la masse continentale de l’Eurasie et d’en repousser ses rivaux potentiels, afin de maintenir sa position dominante en tant que seule et unique superpuissance au monde. Les critiques affirment que ce livre est un modèle pour une dictature mondiale, une revendication qui est bien difficile à contester étant donné l’accent particulièrement maniaque de Brzezinski sur ce qu’il qualifie « de la suprématie mondiale de l’Amérique. »

Le dilemme de Poutine

- Voici quelques extraits du texte qui éclairent bien les réflexions de l’auteur sur l’expansion US en Asie :

« L’Amérique est maintenant la seule superpuissance mondiale, et l’Eurasie devient l’arène centrale du globe. Par conséquent, ce qui va se passer tout autour de la distribution de l’énergie sur le continent Eurasien sera d’une importance décisive pour la primauté mondiale de l’Amérique et de l’héritage historique de l’Amérique. » (P.194) « Il s’ensuit que l’intérêt principal de l’Amérique est d’aider à s’assurer qu’aucune puissance unique ne soit en mesure de contrôler cet espace géopolitique et que la communauté internationale n’aura aucune entrave à son accès financier et économique ». (P148) …


« La consommation d’énergie dans le monde est appelée à augmenter considérablement au cours des deux ou trois prochaines décennies. Selon les estimations du Département de l’Énergie des Etats-Unis, ils s’attendent à ce que la demande mondiale augmentera de plus de 50 % entre 1993 et 2015, la hausse la plus significative de la consommation se produisant en Extrême-Orient. La dynamique de développement économique de l’Asie suscite déjà des pressions énormes pour l’exploration et l’exploitation de nouvelles sources d’énergie et les régions de l’Asie centrale et du bassin de la mer Caspienne sont connues pour contenir des réserves de gaz naturel et de pétrole qui éclipsent celles du Koweït, du Golfe du Mexique ou de la mer du Nord. » (p.125) … »…


« La manière dont l’Amérique gère « l’Eurasie » devient critique. L’Eurasie constitue le plus grand continent du monde et un axe géopolitique. La puissance capable de dominer l’Eurasie contrôlerait deux des trois régions les plus avancées et économiquement productives du monde. … Environ 75 % des habitants de la planète vivent en Eurasie, et la plupart de la richesse physique du monde se trouve concentrée là aussi, à la fois dans ses entreprises et dans son sous-sol.  L’Eurasie représente environ 60 % du PNB de la planète et environ les trois quarts des ressources énergétiques connues du monde entier » p.31) …
(Extraits de «
Le Grand Echiquier.... La suprématie américaine et ses Impératifs Géostratégique » – Zbigniew Brzezinski, Basic Books, 1997)

 

Pris dans son ensemble, « l’Échiquier » de Brzezinski revient finalement à une stratégie plutôt simple pour gouverner le monde. Tout ce que l’on doit faire, c’est de se saisir de l’approvisionnement énergétique critique et des lignes de transport en commun, d’écraser ses rivaux potentiels, et de subvertir les coalitions régionales, ou encore ce que Brzezinski désigne avec désinvolture, « empêcher les barbares de se mettre ensemble. »


Le plan comporte cependant des risques considérables, (la Russie détient pas mal d’armes nucléaires, après tout…), mais les risques sont largement compensés par la perspective de domination mondiale incontestée pour un avenir prévisible.

 

 

- Le problème avec la politique de Washington en Ukraine, c’est qu’elle laisse très peu d’options à Poutine.

  • S’il déploie des troupes pour défendre l’ethnie Russophone à l’Est, alors Obama va immédiatement exiger des sanctions économiques supplémentaires, une zone «d’exclusion aérienne», le déploiement de l’OTAN, et la coupure du gaz naturel et des produits pétroliers en Europe ;
  • D’un autre côté, si Poutine ne fait rien, alors les attaques contre les personnes russophones en Ukraine vont s’intensifier et les États-Unis vont fournir un soutien logistique militaire en secret aux extrémistes néo- nazis du ministère de l’Intérieur, tout comme ils l’ont déjà fait avec les terroristes djihadistes en Syrie et en Libye. Cela va entraîner l’Ukraine dans une guerre civile dévastatrice qui pourrait endommager l’économie de la Russie et saper la sécurité nationale.

 

 

- Quelle que soit l’option que vous pouvez envisager, la Russie perd dans tous les cas.

Le journaliste David Paul a résumé la situation dans un article du Huffington Post intitulé « Oubliez le baratin, Poutine tient une main perdante ». Il a expliqué :

« La formulation stratégique de Brzezinski est conçue pour améliorer la puissance américaine dans la région sur le long terme, et que Poutine arrive à trouver un moyen de se retirer ou bien qu’il choisisse d’envahir n’a finalement aucune importance. Quel que soit le choix que fait Poutine… en fin de compte il va servir les intérêts de l’Amérique, même si une guerre civile ukrainienne et une crise de l’énergie en Europe doivent faire partie du prix à l’arrivée. » (Huffington Post)

 

C’est tout le dilemme de Poutine, qui consiste à tenter de choisir le chemin qui est le moins susceptible d’aggraver la situation et de plonger plus profondément l’Ukraine dans l’abîme.

 

Pour l’instant, le choix semble évident, c’est juste qu’il faut tout simplement s’asseoir bien à l’abri, résister à la tentation de s’impliquer, et ne rien faire d’irréfléchi. Finalement, cette retenue pourra être considérée comme de la force et non plus de la faiblesse et il sera en mesure de jouer un rôle plus constructif en conduisant l’Ukraine vers la paix et la sécurité.

 

Notes :

[1] Les bases américaines en Asie centrale (Article paru dans la revue française de géopolitique Outre-Terre : Asie antérieure – Guerre à l’Iran ? ; numero 16, éditions Érès, 2006)

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30 juin 2014 1 30 /06 /juin /2014 09:18
L’aveuglement des Occidentaux n’est pas seulement ridicule et regrettable, il devient dangereux

Le seul pays à même de casser la zone euro et sa logique destructrice, c’est la France

 

 

L'affaiblissement de la puissance américaine, le délitement de l'Union européenne et le retour de la Russie sur la scène internationale redessinent la géopolitique du monde. Un nouveau paradigme dans lequel la France peine à trouver sa place.

 

 

Source : "AtlantiCO UN VENT NOUVEAU SUR L'INFO par Emmanuel Todd

- AtlantiCO : Après avoir un temps cru à l’émergence d’une démocratie modèle en Ukraine, les chancelleries européennes et américaines semblent avoir été prises de court par la diplomatie de Moscou et les mouvements dans l’Est du pays. En quoi l’engagement de l’Occident a-t-il pu reposer sur un malentendu ?
Emmanuel Todd : Lorsque je repense à cette crise, je m’étonne de voir qu’elle ne s’inscrit pas dans la logique qui était en train de se dessiner en Europe jusqu’ici. Le début du XXIe siècle avait été marqué par un rapprochement des “Européens” et des Russes, avec l’établissement de positions communes assez fortes dans des moments de crise. On se souvient de la conférence de Troyes en 2003, où Chirac, Poutine et Schroeder avaient manifesté ensemble leurs refus de l’intervention américaine en Irak. Cet événement laissait l’impression d’un Vieux Continent évoluant globalement vers la paix tandis que l’Amérique de Georges W.


Bush, fidèle à la ligne Brezinski, restait dans un esprit de confrontation à l’égard de Moscou en s’appuyant sur d’anciens satellites soviétiques, avec les Pays baltes et la Pologne comme partenaires anti-russes privilégiés.


L’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche a coïncidé avec un retournement de la posture américaine. Sa ligne, telle que je la percevais à l’époque, était d’apaiser les tensions avec l’Iran et la Russie pour mieux pouvoir engager le fameux “pivot” vers l’Asie où réside la menace de long-terme pour la puissance américaine. Ce retrait de Washington aurait dû renforcer la volonté des Européens, et particulièrement des Allemands, de se rapprocher de Poutine pour parachever un grand partenariat commercial, énergétique et industriel. Aurait ainsi pu se dessiner une Europe d’équilibres basée sur un moteur franco-germano-russe. Il est difficile de contester que l’Histoire a pris une toute autre direction : nous sommes en pleine confrontation entre la Russie et l’Union européenne, désormais sous leadership économique et diplomatique allemand.

 

Ce renversement s’explique je crois par un changement rapide de la posture allemande. On me déclare souvent germanophobe mais je ne pense être ni insultant, ni très loin de la vérité, en diagnostiquant que les élites de ce pays souffrent d’une certaine “bipolarité”psychologique et historique dans leurs rapports avec la Russie, hésitant, oscillant sans cesse entre bienveillance et conflit. Cette dualité est manifeste dans le glissement de Bismarck à Guillaume II, le premier souhaitant devenir le partenaire de l’Empire des Tsars, le second rentrant brutalement dans l’engrenage menant à 1914. Dans une séquence encore plus courte, nous aurons le Pacte Molotov Ribbentrop d’août 1939 , rapidement annulé par l’invasion par Hitler de la Russie en 1941. Les historiens évoqueront-ils un jour un basculement de Schröder à Merkel ?


C’est bien l’Allemagne qui désormais fait le jeu du côté occidental, mais un jeu hésitant entre phases agressives et moments de repli durant lesquels elle reprend sa posture conciliante, moments il est vrai de plus en plus brefs. C’est bien le voyage en Ukraine du ministre allemand des Affaires étrangères, Steinmeier, qui a marqué le début de la séquence actuelle. La présence de son homologue polonais Sikorski à Kiev était comme la garantie d’une posture agressive de la mission. On ne peut jamais soupçonner la Pologne de bipolarité vis-à-vis de la Russie : son hostilité est stable, atemporelle, une sorte de manie qui ne fait jamais place à la dépression. Laurent Fabius, fidèle à lui-même, ne savait sans doute pas ce qu’il faisait-là. Un Rainbow Warrior de plus à sa collection. Au-delà du blabla sur les valeurs libérales et démocratiques, rendu ridicule par le nouveau partenariat européen avec l’extrême-droite ukrainienne,le voyage de Kiev nous a révélé une nouvelle politique de puissance de l’Allemagne, dont l’objectif à moyen terme est dans doute de rattacher l’Ukraine (unie ou divisée, c’est secondaire) à sa zone d’influence économique en tant que source de main-d’œuvre bon-marché. C’est une opération que le Schroeder de 2003 n’aurait jamais mené.

 

 

- AtlantiCO : Selon vous, Vladimir Poutine jouerait l’apaisement et non l’escalade. L’Occident n’aurait-il donc rien compris ?
Emmanuel Todd : J’ai commencé ma “carrière” avec un livre qui prédisait l’effondrement du système soviétique, qu’on ne m’accuse donc pas de soviétophilie régressive. Je suis pourtant effaré de constater que durant les vingt dernières années s’est développée à l’inverse une véritable russophobie des élites occidentales. Les médias français sont en pointe dans ce délire, avec Le Monde en pole position. Pour suivre les évènements d’Ukraine je dois consulter les sites du Guardian, du Daily Telegraph, du New York Times, du Washington Post, du Spiegel et même du journal israélien Haaretz pour les questions d’antisémitisme. Tous hostiles à la Russie, ces journaux contiennent néanmoins de l’information exacte. Le Monde ne relaie même pas correctement les informations les plus élémentaires.

 

J’ai eu, ces derniers mois, le sentiment angoissant de vivre dans un pays sous-développé, coupé du monde réel, totalitaire d’une façon subtilement libérale. Mais je dois lire aussi les sites russes Ria Novosti en français et Itar-Tass en anglais parce qu’ aucun média occidental n’est capable de nous informer sur le point de vue russe. Exemple : au beau milieu d’une crise que nous devons d’abord analyser en termes de rapports de force géopolitiques, j’ai pu voir passer une foultitude d’articles, français comme anglo-saxons, s’acharnant sur l’”homophobie” du régime Poutine. Il est inquiétant pour l’anthropologue que je suis de voir les relations internationales sortir d’une logique rationnelle et réaliste pour rentrer dans des confrontations de moeurs dignes de sociétés primitives.


On surreprésente les différences culturelles, différences qui d’ailleurs ne sont en général pas celles que l’on croit. La question du machisme et de l’antiféminisme du régime russe a été de nouveau soulevée suite aux récents propos de Poutine sur Madame Clinton mais sur la base d’une ignorance radicale du statut des femmes en Russie. On compte à l’université russe 130 femmes pour 100 hommes, contre 115 en France, 110 aux Etats-Unis et… 83 en Allemagne. Selon ces critères la Russie est l’un des pays les plus féministes du monde, tout juste derrière la Suède (140 femmes pour 100 hommes)…

 

Le point de vue diplomatique russe dans cette crise n’est pas culturaliste et il est très simple: le groupe dirigeant russe ne veut pas de bases de l’Otan en Ukraine, s’ajoutant à l’encerclement balte et polonais. Point. La Russie veut la paix et la sécurité. Elle en besoin pour achever son redressement et elle a désormais les moyens de l’obtenir ainsi qu’on vient de le voir en Crimée. Un conseil final d’anthropologue : les Occidentaux agressifs qui veulent imposer leur système de moeurs à la planète doivent savoir qu’ils y sont lourdement minoritaires et que les cultures patrilinéaires dominent quantitativement. Notre mode de vie me convient personnellement, je suis heureux du mariage pour tous. Mais en faire la référence principale en matière de civilisation et de diplomatie, c’est engager une guerre de mille ans, que nous ne gagnerons pas.

 

 

- AtlantiCO : Vous voyez les Etats-Unis comme dépassés par la situation ukrainienne. En quoi le sont-ils ?

Emmanuel Todd : Les Américains ne savent pas où ils vont. La crise née en Europe les a lancés sur une trajectoire régressive et agressive parce qu'ils ont peur de perdre la face. L'affaire de Géorgie en 2008 avait déjà sérieusement entamé leur crédit de protecteurs du Continent. C'est ce qui peut expliquer le retour de bellicisme impérial qui s'est manifesté avec l'Ukraine, à rebours de la doctrine "nationale et reconstructrice "dessinée jusqu'ici par Obama. J'espère que ce revirement n'est que temporaire et que l'actuel locataire de la Maison Blanche saura reprendre le contrôle de sa politique étrangère, ce qui pour l'instant est loin d'être acquis.

 

Etant donné l'opposition toujours majoritaire de l'opinion américaine vis-à-vis d'une intervention militaire en Ukraine, j'ose toutefois me dire que cet espoir n'est pas totalement vain. 

 

Bien qu'ils se soient fait assez brutalement ”moucher” par Poutine avec le rattachement de la Crimée, les Américains ont toutefois une autre crainte, plus profonde, celle de voir l'Allemagne s'émanciper complètement de leur sphère d'influence. Si vous lisez Le grand échiquier de Brzezinski, œuvre majeure pour comprendre la diplomatie actuelle, vous comprendrez que la puissance américaine d'après-guerre repose sur le contrôle des deux plus grands pôles industriels de l'Eurasie : le Japon et l'Allemagne. La crise économique nous a montré que la Maison Blanche n'a pas su contraindre Berlin à abandonner les politiques d'austérités, de changer la politique monétaire de l'euro et plus largement de prendre part aux dispositifs de relance mondiale. L'inavouable vérité est qu'aujourd’hui les Etats-Unis ont perdu le contrôle de l'Allemagne et qu'ils la suivent en Ukraine pour que cela ne se voie pas.

 

Le recul de la puissance américaine devient réellement préoccupant. Washington est en état de choc après la prise de Mossoul en Irak par des combattants djihadistes. La stabilité du monde ne saurait donc dépendre de la seule puissance américaine. Je vais faire une hypothèse surprenante. L'Europe devient instable, simultanément rigide et aventuriste. La Chine est peut-être au bord d'un effondrement de croissance et d'une crise majeure. La Russie est une grande puissance conservatrice. Un nouveau partenariat américano-russe pourrait nous éviter de sombrer dans une « anarchie mondialisée » dont l’éventualité semble chaque jour plus réalisable. 

 
 

- AtlantiCO : Dans toute cette analyse la France semble totalement absente du jeu...

Emmanuel Todd : La France n'a selon moi pas à s'impliquer outre-mesure dans la crise ukrainienne, son histoire et sa géographie l'en éloignent naturellement. La seule place qu'elle pourrait concrètement occuper serait celle d'un bras droit de Berlin, une "ligne Charlemagne" aggravant le potentiel déstabilisateur du nouveau cours diplomatique allemand. L'idée d'une puissance française autonome n'a ici pas de sens. Trois nations ont une réelle importance dans le jeu ukrainien et plus largement européen : deux sont résurgentes, l'Allemagne et la Russie, l'une est dominante depuis 70 ans : les Etats-Unis. 

 

 

- AtlantiCO : Peut-on voir cette croisade du camp occidental en Ukraine comme le symptôme d'une difficulté toujours plus grande à se définir et à définir ce qui l'entoure, comment en est-il arrivé là ?

Emmanuel Todd : Les Occidentaux ont effectivement un grand mal à savoir ce qu'ils sont : les Allemands hésitent entre pacifisme et expansionnisme économique, les Américains oscillent entre la ligne impériale et la ligne nationale, et les Français ne savent plus vraiment où se placer dans cette situation confuse. Tout cela entraîne une lecture assez pauvre par les élites occidentales des événements, fait qu’illustre assez bien les interrogations de nombreux journalistes sur “ce que veut Poutine”, interrogations qui aimeraient sous-entendre que les “Européens” et les Américains savent très bien à l’inverse ce qu'ils veulent. C'est en vérité l'exact opposé qui est à l'œuvre, les Russes étant dans une volonté de puissance définie, importante mais limitée, tandis que l'Occident n'a in fine aucun objectif clair et lisible dans cette affaire. On peut même aller jusqu’à dire dans le cas des "Européens" que la russophobie est peut-être inconsciemment le seul cordon qui reste capable de faire tenir ensemble un espace politique et monétaire qui ne signifie déjà plus grand-chose. 

 

Dans un contexte de résurgence des Nations et de l'Histoire et sur fond de déliquescence de la zone euro, cet aveuglement des Occidentaux n'est pas seulement ridicule et regrettable, il devient dangereux. On doit cependant relativiser : nos problèmes comportent paradoxalement des avantages pour la stabilité du Continent. L'Europe de l'Ouest est habitée par une population vieille, encore très riche, et qui a beaucoup à perdre tandis que les Russes commencent tout juste à “souffler” après des années d'un déclin économique ravageur. La mortalité s'inverse , l'économie se stabilise, l'agriculture repart, et l'on peut parier qu'en dépit d'une véritable fierté d'appartenance nationale les Russes ne sont pas prêts à tomber d'ici demain dans un délire belliciste incontrôlable. 

 

 

- AtlantiCO : Vous semblez beaucoup moins critique à l’égard des Etats-Unis que du temps d’Après l’Empire. Vous vous dites même “pro-américain de gauche”…
Emmanuel Todd : Après l’Empire a effectivement été considéré un peu trop vite comme un classique de l’anti-américanisme alors que je m’étais donné du mal, tant dans les entretiens de promotions que dans le livre lui-même, pour expliquer qu’il n’était en rien motivé par une phobie . En vérité je prenais le contre-pied du Grand échiquier de M. Brzezinski, personnalité que je suis obligé de respecter pour son intelligence mais dont les rêves sont assez loin des miens. Ma posture était finalement celle d’un démocrate de gauche, et c’est d’ailleurs comme tel que le livre a été compris outre-Atlantique.


Je pense en réalité que la prédominance américaine en Europe est, à l’instar de la démocratie comme régime politique, la moins pire des solutions étant donné l’état d’effondrement idéologique dans lequel se trouve notre continent. Je pourrais même accepter sans inquiétude cette prédominance si était respecté le principe des contre-pouvoirs, principe si cher aux Pères Fondateurs. La Russie pourrait jouer le rôle salutaire de garde-fou, bien que le système interne en vigueur là-bas soit loin d’être ma tasse de thé. Il s’agirait là non seulement d’un équilibre bénéfique à la stabilité des relations internationales dans leur ensemble mais aussi bénéfique aux Américains eux-mêmes. Il n’est jamais sain pour soi-même de se croire tout puissant. Après l’échec du couple franco-allemand, je me dis, avec un brin d’ironie, qu’un couple américano-russe pourrait tenter sa chance. Ma déclaration n’est en rien un acte de “foi” à l’égard du modèle américain, j’y suis simplement poussé par l’inévitable deuil d’une Europe aujourd’hui dénuée de projet et d’identité.

 

 

- AtlantiCO : Vous avez justement parlé récemment d’une faillite de l’Europe nouvelle. Le Vieux Continent porte-t-il une responsabilité particulière dans l’incapacité de l’Occident à définir une nouvelle politique ?
Emmanuel Todd : Il n’y a selon moi plus rien à attendre de l’Europe. Que peut-on sérieusement attendre d’un espace qui n’arrive même pas à se débarrasser de l’euro alors que cela représente un intérêt crucial pour sa survie ? C’est en ce sens que je m’avoue aujourd’hui plus intéressé par ce qui se passe aux Etats-Unis. Le premier mandat d’Obama ne m’avait pas particulièrement impressionné mais force est de constater que la politique menée depuis la réélection de 2012, particulièrement la politique étrangère jusqu’à la crise ukrainienne, faisait preuve d’une réelle intelligence innovatrice… La vraie question reste donc de savoir si les Etats-Unis seront à même de se maintenir ou même de rebondir ou s’ils sombreront dans le déclin. Le cas européen est selon moi réglé.

 


- AtlantiCO : Vous disiez en 1995 lors de la réédition de L’Invention de l’Europe : “ce livre permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l’absence de conscience collective a produit une jungle plutôt qu’une société”. Comment envisagez-vous aujourd’hui l’avenir ?
Emmanuel Todd : Si j’ai pu réussir quelques « coups » prédictifs par le passé avec la chute de l’URSS, l’affaiblissement des Etats-Unis, les révolutions arabes et l’échec d’un euro mort-né, je suis bien obligé de reconnaître que l’aspect totalement nouveau de la situation actuelle me déroute. Si je n’arrête évidemment pas mes recherches, je suis bien obligé d’admettre que la multiplication des facteurs inédits rendent la prédiction quasiment impossible.

 

L’Europe est aujourd’hui riche, vieille, très civilisée et paisible, en dépit d’une dynamique incontestable de renaissance des nations. C’est un contresens historique d’affirmer que le racisme y progresse. Quand je compare cette époque à celle des années 1970 je suis frappé de voir à quel points les gens sont devenus plus tolérants aux différences(physiques, sexuelles…). Nous vivons dans un monde où la violence à grande échelle, la guerre, est difficilement concevable. Je resterais donc sceptique quant à un scénario apocalyptique au cœur même du Vieux Continent.


Pour ce qui est de l’euro, on voit bien aujourd’hui que cette monnaie ne pourra jamais fonctionner dans une accumulation de sociétés dont les langues, les structures et les mentalités n’ont finalement que très peu en commun. D’un autre côté, il est clair pour moi que le seul pays qui serait à même de casser la zone euro et sa logique destructrice, c’est la France. Mais j’ai fait le deuil d’une élite politique française capable d’affronter la réalité de son échec et de passer à autre chose.


Mais je suis historien avant tout. Ma tristesse de citoyen est atténuée par la possibilité d’observer une histoire qui continue, même gérée par des idiots, et qui est sur le point de s’accélérer.

 

Propos recueillis par Théophile Sourdille

 

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Rédacteur

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  • Retraité SNCF, engagé politiquement depuis l'âge de 15 ans, militant du PCF de 1971 à 2008, adhérent au Parti de Gauche et à la France Insoumise depuis leur création, ex secrétaire de syndicat, d'Union locale et conseiller Prud'homme CGT  de 1978 à 2022.
  • Retraité SNCF, engagé politiquement depuis l'âge de 15 ans, militant du PCF de 1971 à 2008, adhérent au Parti de Gauche et à la France Insoumise depuis leur création, ex secrétaire de syndicat, d'Union locale et conseiller Prud'homme CGT de 1978 à 2022.

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