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30 décembre 2015 3 30 /12 /décembre /2015 09:42
J. L. Mélenchon : De Podemos au Front de gauche : cartel de partis ou mouvement global inclusif ?

Sources : L'ére du Peuple le blog de Jean Luc Mélenchon le 23 decembre 2015.

- Le score spectaculaire de Podemos a retenu l’attention, a juste titre.

Donné pour très mal en point après la série d’élections en Catalogne qui avait en partie masqué les évolutions internes et environnantes après les municipales, le mouvement a opéré une « remontée » spectaculaire qui l’a ramené dans la course pour prendre la tête du pays. On devine que je me réjouis du résultat obtenu sous la direction de Pablo Iglesias et Inigo Eregon. Ce sont pour moi de vieilles connaissances.

 

 

- Le premier, Pablo est un partenaire de longue date, au premiers pas de son travail.

J’ai siégé avec lui au Parlement européen et les occasions d’échanger n’ont pas manquées. Il a été le préfacier de la version espagnole de mon livre « Hareng de Bismarck ». Le second, Inigo, avait été accueilli aux rencontres d’été du PG de 2014. J’avais fait sa connaissance à Caracas et je le sais depuis tout ce temps fin analyste des sociétés en transition. Son analyse des nouvelles classes moyennes vénézuéliennes a fortement inspiré ma propre production sur l’analyse politique des sociétés urbanisées en temps de crise. Mais à l’époque, ni l’un ni l’autre, n’étaient pas à la mode dans la gauche française comme c’est le cas à présent. Ils sentaient trop fort le Venezuela et l’Amérique latine. Combien dorénavant ne jurent plus que par Podemos. C’est touchant. Naturellement c’est toujours pour retenir ce qui vient à l’appui des marottes de chacun… Aucun nouveau converti ne propose pour autant de mettre la photo d’un leader connu sur les bulletins de vote comme Podemos l’a fait avec celle de Pablo ! Ni de former un « mouvement citoyen » avec un scrutin majoritaire interne, ni de faire des votes électroniques pour les congrès. Ni de faire l’apologie de la « patrie », ni de rejeter le clivage droite gauche, ni de se réclamer de Ernesto Laclau et de la « raison populiste » (qu’il faut quand même avoir lu avant). Et ainsi de suite.

 

Car j’en passe bien d’autres, pour la centième partie de quoi j’ai déjà été pendu en effigie mille fois par tous ceux qui ont pourfendu ma personnalisation de l’action, fustigé mon patriotisme « déroulédiens », dénoncé mon autoritarisme et ainsi de suite ! Je laisse tout cela avec amusement. Bien sûr pour taquiner les médecins de Molière de l’autre gauche en France qui pullulent ces temps-ci. Mais aussi pour rappeler que tout cela ne se fit pas sans d’âpres polémiques sur place, loin du conte enchanteur débité par les nouveaux enthousiastes. Il y a quelques temps encore les mêmes ravis roucoulaient d’un même chant « Syrisa-et-Podemos » comme si c’était deux fois la même chose. L’un et l’autre n’ont rien à voir, pas même l’appartenance à la structure commune européenne du PGE dont Podemos ne veut pas être membre ! Depuis l’alignement d’Alexis Tsipras sur le mémorandum européen, après la photo de rigueur en bras de chemise, tout le monde oublie avec application l’épisode grec. Chacun se replie bravement vers le gagnant du soir, pour l’instant immaculé, sans autre forme d’examen. Cela mérite pourtant de s’y arrêter un sérieux moment. Non pour se rengorger d’une progression spectaculaire et s’en arroger la lumière mais pour travailler sérieusement à comprendre ce qui peut nous être utile.

 

 

- Car une question de fond nous est posée en ce qui concerne la stratégie d’action politique dans cette ère précise.

Mettons de côté ce qui n’est pourtant pas rien : les conditions particulières de la mobilisation sociale en Espagne qui ont porté le début de Podemos. « Ce n’est pas rien », dis-je, non pour reprendre le truisme des bavards « l’Espagne ce n’est pas la France et gnagnagna » mais pour pointer du doigt que c’est sur Podemos que s’est cristallisé politiquement cet élan. Pourquoi Podemos et pas IU ? De cela personne ne parle. Pourtant ce fut une bataille sévère. Izquierda Unida, construite essentiellement autour du Parti communiste espagnol et pour lequel Pierre Laurent a fait cette fois–ci encore un appel au vote, arrivait en tête de l’autre gauche à la sortie des élections européennes de 2014. Un point devant Podemos.

 

Les cadres fondateurs du mouvement Podemos étaient déjà en désaccord sur la stratégie appliquée par la majorité d’Izquierda Unida (IU). La répartition léonine au profit du PCE des places éligibles sur la liste Izquierda Unida aux européennes scella la rupture. Je maintins pour ma part la balance égale entre les deux formations sur les conseils de mes conseillers présents sur place étaient très sceptiques sur la viabilité de la tentative Podemos. Mais ce fut bien Podemos qui cristallisa ensuite politiquement tout le mouvement qui jusque-là se dirigeait en bonne partie sur IU. Et Podemos l’élargit bien au-delà. Le mouvement n’est pas seulement la projection politique pure et simple des « indignés ». Comme l’a dit l’un d’entre eux, il ne s’agissait pas seulement de mobiliser politiquement ceux qui occupèrent les « plazzas » mais aussi ceux qui étaient restés à « las casas », à la maison. C’est la méthode de cet élargissement qui importe et non le lien qui existe entre l’émergence d’une autre gauche et un mouvement social. Pourquoi Podemos et pas IU ?

 

 

- En réalité l’Espagne tranche une question pendante dans toute la recomposition en Europe.

Elle ne la tranche pas définitivement ni pour tout le monde en tous lieux et toutes circonstances. Mais elle répond à sa façon à une question posée partout : pour construire un pôle alternatif, faut-il faire un cartel de partis destiné à plus ou moins long terme à fusionner sur le mode Die Linke ou Syrisa ? Ou bien un mouvement global, inclusif de toutes les formes de participation individuelle ou collective sur le mode Podemos.

 

Pour ma part, après avoir proposé en vain des mois durant l’intégration en un même mouvement des composantes du Front de gauche et l’adhésion directe, j’ai opté pour l’expérimentation directe. Sur l’idée de François Delapierre qui devait en assurer le pilotage, nous avons lancé le Mouvement Sixième République. J’ai pu observer la puissance d’un mouvement inclusif. L’adhésion de cent mille personnes au projet est la plus importante pétition politique du pays depuis des années. Elle a été un banc d’essai de multiples formes d’auto organisation. Je regrette que maints laudateurs actuels de Podemos ne s’y soient pas intéressés. C’est la meilleure école politique que j’ai fréquenté depuis bien longtemps. J’avais annoncé dès le début que je me retirerai de l’animation du mouvement. Je pensais que François Delapierre pourrait revenir le prendre en charge. Sa maladie l’en empêcha. Mais du coup nous avons pu observer en direct la capacité de déploiement d’un mouvement totalement horizontal.

 

Le mouvement a certes vite ralenti son rythme. Il faut ici, sans démagogie, accepter l’idée qu’un mouvement sans leadership repérable a de grande difficulté à s’imposer sur la scène. Mais il ne s’est jamais éteint. L’essentiel est qu’il ait fait la preuve de la disponibilité de citoyens pour une idée aussi complexe que la convocation d’une assemblée constituante. Et qu’il ait démontré la capacité de convoquer une assemblée représentative du mouvement par élection interne, tirage au sort et délégation de familles politiques. Tout cela fut fait. N’empêche que l’initiative ne rentre dans aucune des cases connues de l’action politique traditionnelle de l’autre gauche en France. Rien de ce qui s’y est passé n’a retenu un instant son attention ou son intérêt sinon pour les traditionnels crocs en jambes et persiflages.Pour moi cette expérience est un modèle.

 

A côté de cela le summum de la modernité connue a consisté à faire des réunions confidentielles où des têtes blanches répètent jusqu’à la nausée les mêmes formules en faveur de « l’élargissement », « le dépassement » et ainsi de suite, à propos de structures de parti qui ne bougent pourtant pas d’un mètre leurs cloisons, les mêmes pratiques de tables rondes sans lendemain, les mêmes invocations à « faire du neuf » et de « l’action a la base » sans que l’on en aperçoive autre chose que l’intention évidemment louable. Dans tous ces cas, on identifie « la démocratie » à la capacité de critiquer tout et tout le monde sans trêve et sans limite avec un appétit de nivellement qui brise les jambes à quiconque dépasse d’une tête. On y assimile le « collectif » à la négociation entre groupes de taille très diverses pour parvenir au plus petit commun dénominateur. Je fais grâce ici des tirades sur « le projet » qui doit être d’abord mis au point. Je n’en doute pas. Mais nous ne partons pas de rien et l’essentiel est acquis depuis longtemps. Des années de travail de la Fondation Copernic, d’Attack et le programme « l'Humain d'abord » ont fourni une base qui est dorénavant largement acquise par tous. Ce n’est pas le projet le problème. Pas du tout.

 

 

- C’est la stratégie d’action l’enjeu.

Et à partir de là se trouve vraiment interpellé non pas seulement ce que nous croyons bon pour tous mais quels points d’appui nous avons dans la société pour l’aider à se mettre en mouvement. Un exemple. Sagit-il de rassembler la gauche ou de fédérer le peuple ? Avant de répondre « tous les deux bien sur » cela vaut la peine de s’interroger sur le contenu de cette différence qui en dit long ensuite sur la façon d’agir concrètement. Podemos reprend la formule de Robespierre quand ses leaders déclarent « nous sommes du peuple et nous allons avec le peuple ». J’avoue que j’avais été très surpris d’être aussi mal accueilli dans l’autre gauche quand fut proposé de s’appuyer sur ce concept de « peuple ». Nous en fîmes pourtant, François Delapierre, Clémentine Autain et moi le premier slogan de la campagne présidentielle de 2012 : « place au peuple ». De la même façon que nous réintégrâmes « la France la belle, la rebelle » considéré comme un slogan sans contenu par le partisan de la ligne « rassembler la gauche » qui traverse depuis le début le Front de gauche.

 

La France, la nation, la souveraineté sont des concepts tenus à distance par maints courants de l’autre gauche du moins tant qu’il s’agit de la France car pour le reste, comme par exemple la nation palestinienne, personne ne réprouve le contenu mobilisateur de l’idée. Bien sûr tout cela est l’arrière-plan non-dit de nos discussions. Mon livre « L'ère du peuple » développe cette doctrine : fédérer le peuple, former un front du peuple. J’en retrouve les mots par ci par là, chez l’un chez l’autre. Faute d’avoir tranché en pratique, l’espace politique s’est déformé sans nous. Le rassemblement de la gauche, cette mascarade, s’opère toujours autour du PS. Mais la fédération du peuple ? Evidemment c’est le Front national qui a pris la main à partir de secteurs populaires de la droite.

 

 

- Pour autant la partie n’est pas jouée.

La masse immense des abstentionnistes va se redéployer dans le vote de la présidentielle où les taux de participation sont plus élevés. Cette masse se déterminera par rapport au paysage qu’elle pourra observer. C’est-à-dire par rapport à ce qui existe déjà. Et par rapport aux opportunités qu’elle pourra y saisir. Les apparences et « la com » ne jouent pas le rôle essentiel dans ces moments-là. Ou seulement par effet de « simple exposition » comme disent les publicitaires c’est-à-dire le rabâchage médiatique. On doit s’habituer à l’idée que les médias continueront jusqu’au bout et en totale irresponsabilité civique à faire de Le Pen le vote de rejet du système et on peut compter sur les Pierre Gattaz pour y précipiter aussi les ouvriers. Sans oublier le prochain attentat et les digues arrachées avec soin par Hollande et Valls. La montée du FN, le niveau de l’abstention, la déchéance de la gauche officielle sont les condiments spécifiques de la décomposition de la société française. C’est dans ce contexte qu’il faut penser notre action et non dans la nostalgie ou l’imitation.

 

Je serai très étonné que dans le contexte actuel elle se détermine alors d’après la qualité et la position des virgules dans des textes savants qui affichent tous les marqueurs et symboles qui permettent ensuite de se faire classer à « l’extrême gauche » par nos adversaires narquois et ravis de l’aubaine que nous leur offrons. Et de même je ne crois pas qu’une campagne où que ce soit puisse échapper à la personnalisation, comme l’a très bien montré celle de Pablo Iglesias, après celle d’Alexis Tsipras. La nostalgie des vieux partis aux leaders qui apparaissent ou disparaissent sans qu’on sache pourquoi ne m’a jamais paru être attractive. Les gens veulent légitimement savoir à qui ils ont à faire. Tout cela sont les faux « débats » qui nous encombrent pour rien car ils n’ont aucune réponse totalement satisfaisante et restent totalement opaques vus du dehors de nos rangs.

 

 

- Pour ma part je crois à l’action comme principe fédérateur.

C’est dans l’action qu’un collectif peut se donner à voir d’une façon convaincante. Car dans ce cas chacun est visible dans son utilité au combat et non dans sa « sensibilité » qui ne peut exister qu’en opposition à celle des autres. L’action montre la cohérence et la solidarité des personnes et du groupe qui l’entreprend et la propose aux autres. Et elle invite tout un chacun à agir de même plutôt qu’à « se positionner ». L’action permet à la modernité réelle de s’affirmer. Car notre temps est celui d’une diversité personnelle culturelle et politique très avancée. On perd son temps à rechercher une identité commune qui sera toujours vécue par chacun comme une mutilation plus ou moins douloureuse. Cette obsession de l’accord complet propose une vision archaïque de comportements politiques fusionnels. Elle vient d’un passé où la gauche s’est confondu avec l’idée d’un socialisme « scientifique » conçu non comme une démarche s’appuyant sur la recherche des faits objectifs mais comme une communion des esprits dans « la vérité ». Pour moi la seule homogénéité souhaitable et exigible raisonnablement c’est celle qu’appelle l’action pour être menée à bien et pour cela seulement. Voilà pour l’instant ce que je crois utile de dire sur ce bilan des élections espagnoles. La suite de l’analyse et des actes que j’en déduis viendront à la rentrée.

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21 décembre 2015 1 21 /12 /décembre /2015 09:32
Revenu universel, nationalisations, audit de la dette, énergies vertes… Quel est le programme de Podemos ?

Podemos, le parti qui redonne espoir à la gauche en Espagne atteindra t-il ses objectifs dimanche 20 décembre, lors des l'élection des Députés et Sénateurs ? Il est trop tôt pour le dire !

Mais que veut PODEMOS ?

 

Le tout jeune parti espagnol Podemos – « Nous pouvons » – vient de fêter sa première année d’existence. Ce mouvement de gauche avait fait une entrée remarquée sur la scène politique lors des élections européennes, avec près de 8% des voix. Il se positionne désormais comme 3ème force politique en Espagne : il a attiré 15% des votants en Andalousie, en mars. Comment expliquer ce fulgurant succès ? Quel est son programme, sa stratégie politique et médiatique ? « La politique espagnole ne sera jamais plus comme avant, même si l’on disparaissait demain, affirme Miguel Urbán Crespo[1], député européen et n°2 de Podemos. Nous avons quelque chose que les partis n’ont pas, le soutien populaire de ceux qui veulent changer les choses. » Entretien.

 

Sources : BASTAMAG par Sophie Chapelle et Simon Gouin le 14 avril 2015

- Basta ! : En décembre prochain, se dérouleront les élections nationales espagnoles. Si vous obtenez une majorité au parlement, quelles mesures prioritaires allez-vous mettre en place ?

Miguel Urbán Crespo : Face à ceux qui pratiquent le « sauvetage des banques », nous proposons un sauvetage citoyen (el rescate ciudadano). Ce programme prévoit d’abord de mettre fin au processus de privatisation des services publics. Puis, d’effectuer un audit citoyen des comptes publics et de la dette. Se pose ensuite la question de la précarité énergétique. La Constitution espagnole prévoit la nationalisation des secteurs fondamentaux s’il y a un problème d’urgence sociale et si les entreprises privées ne satisfont pas ces besoins fondamentaux. Nous sommes dans ces deux cas là.

 

 

- Basta ! : Vous souhaitez donc nationaliser les entreprises ?

Miguel Urbán Crespo : Non, nous n’allons pas arriver et dire : « Nous nationalisons ». Mais plutôt : « Soit vous répondez aux besoins fondamentaux, soit nous appliquons la loi ». Notre objectif est d’avoir un gouvernement qui fasse appliquer la loi à « ceux d’en haut », car la loi est toujours appliquée à « ceux d’en bas ». Appliquer la loi, c’est par exemple s’appuyer sur la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg qui indique que la loi espagnole sur les hypothèques [qui protège les banques et non les consommateurs] est illégale [2]. On ne peut pas continuer à virer les gens de chez eux sans alternative en matière de logement. Dans le domaine de la santé, tout le monde doit avoir accès aux soins. Enfin, nous proposons de mettre en place un revenu universel afin de sortir les gens de l’exclusion sociale. En Espagne, 60 000 familles n’ont pas de revenus.

 

 

- Basta ! : Que prévoyez-vous face à la précarité énergétique ?

Miguel Urbán Crespo : L’Espagne importe des énergies fossiles, alors qu’on a beaucoup de vent et de soleil. Nos industries d’énergie renouvelable sont importantes, mais elles ont été complètement dévastées par les intérêts de l’oligopole énergétique espagnol. Or, l’énergie verte est bien plus génératrice d’emplois que la production d’énergie basée sur l’extraction de pétrole ou de gaz. Il faut changer la structure du système de l’énergie en Espagne et ses intérêts. L’autoconsommation doit aussi être développée. On a par exemple des petits producteurs d’électricité dans les « communautés de voisins » [regroupements de propriétaires]. Il est important de leur permettre d’entrer sur le réseau électrique et d’injecter ce que ces communautés ne consomment pas, de les aider à financer leur investissement. Au final, c’est comme la roue d’un moulin. Pour que la roue tourne, il faut mettre de l’eau. L’eau, c’est l’initiative politique : il faut la diriger et savoir où va la rivière.

 

 

- Basta ! : Outre ces mesures d’urgence, quel est votre programme à moyen et long terme ?

Miguel Urbán Crespo : Les problèmes en Espagne sont immenses. Il faut par exemple revenir sur l’économie du tourisme qui génère une prédation environnementale et une bulle immobilière. Le secteur des services en la matière est surdimensionné et est confronté à la violation des droits sociaux et du travail. Raison pour laquelle il faut parler de changements de modèle productif.

 

 

- Basta ! : Dans ce modèle productif alternatif, il y a l’agriculture, qui peut être protectrice de l’environnement et génératrice d’emplois. Quelles sont les idées de Podemos sur ce sujet ?

Miguel Urbán Crespo : Nous sommes dans la phase de construction de ce programme agricole. Globalement, nous souhaitons développer une agriculture de proximité, soutenable pour l’environnement, qui consomme peu d’énergies fossiles, en évitant les transports et en favorisant les circuits courts. Nous souhaitons aussi éviter la concentration des terres agricoles dans les mains de quelques-uns. Nous travaillons avec des coopératives, pour la socialisation des terres de qualité, et contre les OGM.

 

 

- Basta ! : Fin 2014, la dette de l’Espagne s’élevait à 1 034 milliards d’euros, soit 97,7 % du PIB. Faut-il la rembourser ?

Miguel Urbán Crespo : A part Mariano Rajoy [le Premier ministre conservateur actuel], tout le monde sait que l’on ne peut pas payer la dette espagnole. Mais comment communiquer sur le sujet ? Si on dit aux gens qu’on ne va pas payer la dette, cela les choque, ils pensent que tu es un voleur. Les dettes, tu les paies. Notre position, c’est de déterminer ce que l’Espagne doit payer au sein de cette dette. A la télévision, pour traduire le problème avec des images simples, on prend l’exemple suivant : vous prenez un café et un jus d’orange dans un bar. Le serveur vous dit : c’est 600 euros. Vous lui demandez pourquoi. Il vous répond que vous allez payer l’addition de tous les gens qui sont en train de boire autour de vous. Évidemment, vous allez dire non, vous n’allez pas inviter tout le monde. C’est un peu ce qu’il s’est passé avec la dette espagnole. Ils veulent qu’on paie l’addition de choses que nous n’avons pas prises. Or, on ne va pas payer ce qui n’est pas notre dette. Mais ce que l’on doit réellement, on le paiera. Tout en renégociant comment le payer.

 

 

- Basta ! : Podemos semble renouveler les méthodes politiques. Pourquoi est-ce nécessaire ?

Miguel Urbán Crespo : Quand vingt personnes possèdent 60 % des richesses de notre pays, c’est de la corruption. On ne peut pas l’accepter, il faut changer cela. Il faut lancer un processus constitutionnel pour changer les règles du jeu. C’est comme l’histoire des pommes pourries : la question ce n’est pas les pommes mais le panier qui est pourri et qui contamine les pommes. Si tu prends quatre pommes magnifiques, même avec une queue de cheval et des boucles d’oreille [Miguel Urbán fait ici référence à Pablo Iglesias, le secrétaire général de Podemos], et que tu les mets dans ce panier pourri, les pommes vont pourrir. Ce n’est pas une question individuelle mais de système. Et nous pourrions nous aussi pourrir si nous ne changeons pas les règles du jeu et de système.

 

 

- Basta ! : Votre positionnement politique est surprenant : Podemos n’est ni de droite, ni de gauche, affirme Pablo Iglesias, le secrétaire général...

Miguel Urbán Crespo : Parmi les dirigeants de Podemos, nous avons toujours dit que nous sommes de gauche. Il n’y a qu’à voir comment nous nous habillons ! Vous n’avez jamais vu un dirigeant du Parti populaire avec une queue de cheval et une boucle d’oreille [à l’image de Pablo Iglesias] (rires). Mais l’important n’est pas de savoir d’où nous venons, mais plutôt ce que nous voulons construire. Le problème est que la politique électorale, ce n’est plus la politique des « mouvements ». Pour la plupart des gens, dans la politique électorale, la gauche c’est le Parti socialiste et la droite c’est le Parti populaire. Si tu entres dans cette logique électorale, tu te retrouves dans les marges de l’un ou de l’autre de ces partis. Or, nous avons déjà passé trop de temps à occuper les marges.

 

Nous, nous voulons construire une nouvelle centralité. Cette centralité a déjà été construite socialement par le mouvement de résistance aux politiques d’austérité, à l’instar du mouvement des indignés. Cette centralité existe socialement mais pas électoralement. Il y a beaucoup de gens qui ont voté pour le Parti populaire, tout en pensant qu’il faut sauver les familles et pas les banques. Moi je veux que ces gens là soient avec nous. Ce sont des travailleurs, des ouvriers, qui subissent la crise de plein fouet. Je dis toujours la chose suivante : quand la police vient t’expulser de ta maison, elle ne te demande pas pour qui tu as voté. Moi je ne veux pas demander aux gens pour qui ils ont voté. Personne ne mérite d’être expulsé de sa maison...

 

 

- Basta ! : Des tensions semblent apparaître entre la base de Podemos qui vient de nombreux mouvements sociaux – dont celui des Indignés – et ses dirigeants. Pablo Iglesias a par exemple déclaré, en octobre 2014, que le « ciel ne se prend pas par consensus, mais par un assaut ». Qu’en pensez-vous ?

Miguel Urbán Crespo : Je ne suis pas un fétichiste du consensus. J’aime la confrontation, la discussion. Mais à un moment il faut arriver à un accord. Il n’y a pas toujours besoin de structures ou de passer par des urnes, même internes. Podemos a été créé sur la base d’accords, pas sur la base d’affrontements. L’enjeu est que tout le monde se reconnaisse dans cet accord. J’ai répondu à Pablo à la suite de cette déclaration qu’il faudrait d’abord que nous nous mettions d’accord sur où se situe le ciel... Bien sur, nous avons beaucoup de tensions politiques, organisationnelles. Mais cela signifie que Podemos est un mouvement vivant, pas une structure pré-configurée.

 

 

- Basta ! : Podemos a été critiqué pour sa discrétion sur le projet de loi qui visait à restreindre le droit à l’IVG en Espagne...

Miguel Urbán Crespo : Non, nous n’avons pas été critiqués pour cela. Mais parce qu’une camarade de la direction, dans un cours de formation de communication politique, a dit une phrase malheureuse. Quand tu dois passer à la télévision et que tu es dans une campagne électorale, tu ne peux pas parler de tout, seulement de deux thèmes. Tu dois donc analyser les deux questions qui te mettent en position de gagner. Et notre camarade a déclaré que ce n’est pas sur le thème de l’avortement que l’on allait gagner dans le domaine de la communication... Mais nous sommes bien sur pour le droit à l’avortement, personne ne le met en discussion. On préfère toutefois frapper, au niveau de la communication, sur la question des banques plutôt que sur l’avortement, afin de nous positionner par rapport au Parti populaire et au Parti socialiste. Cela a été critiqué durement en interne.

 

 

- Basta ! : Faut-il a tout prix se démarquer du Parti socialiste ?

Miguel Urbán Crespo : Il y a ce que l’on peut faire à la télé en matière de campagne électorale, et tous les autres moyens de communication dont nous disposons – les réseaux sociaux, notre site web. On ne doit pas oublier les luttes et les revendications. Le droit à l’avortement est une question fondamentale. Cela m’est égal d’être proche du Parti socialiste sur cette revendication. Mais je suis d’accord aussi sur le fait que dans notre communication, il ne sert à rien de lancer des campagnes en faveur du droit à l’avortement. La force de Podemos, c’est sa capacité à avoir ses propres revendications sur les réseaux sociaux que personne n’avait imaginé jusqu’ici et qu’aucun autre parti en Europe ne possède. Notre compte Facebook dénombre 10 millions de personnes – le compte en lui-même est partagé par un million de personnes mais à travers ses répliques on atteint les dix millions. Le twitter de Pablo [Iglesias] c’est presque un millions de followers à lui seul. Sur ces réseaux sociaux, tu peux dire ce que tu veux sur l’avortement et cela va toucher plus de gens que sur les médias traditionnels. On n’avait pas ça avant.

 

 

- Basta ! : Podemos n’hésite pas à fréquenter assidûment les plateaux télé. N’est-ce pas risqué ?

Miguel Urbán Crespo : On a brisé un tabou historique dans le mouvement social ou des forces d’extrême gauche de ne pas aller dans les moyens traditionnels de communication. Nous avons compris qu’il fallait aller à la télévision, que l’on pouvait communiquer mieux que nos adversaires. On a passé quatre ans à se former, on a créé notre propre chaine de télévision, avec nos débats, tous les jours, sur la manière dont nous pouvions battre la droite... On a même ramené dans nos émissions des gens de la droite. Nous avons été critiqués pour cela, mais nous en avions marre de nous disputer entre nous. Et cela nous unissait de discuter contre ces personnes de droite (rires). Ça nous paraît plus intelligent. Nous avons commencé à aller dans les débats télévisés de droite et d’extrême droite pour discuter avec eux et faire en sorte que ce soient eux qui soient mis en minorité sur les plateaux.

 

Personnellement, j’ai commencé à parler à la télé avec une crainte : je voulais surtout que l’on ne me reconnaisse pas. Je portais une casquette, des lunettes de soleil noires et une écharpe autour du cou. Lors de ma première apparition à la télé avec Pablo, nous étions tous pareils, il ne fallait pas donner son nom. Maintenant, il faut que l’on te connaisse et communiquer d’une autre façon. La manipulation de la télé est stupéfiante, c’est certain. Mais si tu n’y entres pas, c’est toi qui te fais manipuler et tu vas perdre. Il faut briser ce tabou.

 

 

- Basta ! : Quelles sont vos convergences avec le parti grec Syriza ?

Miguel Urbán Crespo : Podemos et Syriza ont en commun un point important : ils représentent un avenir de changement pour le peuple grec et espagnol. Dans les deux cas, c’est une réaction politico-électorale à l’appauvrissement général qu’impose la Troïka avec ses politiques structurelles d’austérité envers la population. Mais il y a beaucoup de choses sur lesquelles nous sommes très différents, parce que nous sommés nés dans un contexte politique et culturel différents. Nous disions précédemment que Podemos n’est ni de droite ni de gauche. Syriza veut dire « coalition de la gauche radicale » !

 

 

- Basta ! : Y a t-il des mouvements en France avec lesquels des alliances sont possibles ?

Miguel Urbán Crespo : Sûrement, mais je ne les connais pas. Nous sommes dans le même groupe que le Front de gauche au Parlement européen. Nous avons beaucoup de liens historiques avec le NPA [Nouveau parti anticapitaliste] et des mouvements sociaux français. Mais pour le moment, nous sommes très occupés en Espagne. Il y a déjà beaucoup de choses à faire ici. Nous nous concentrons davantage sur les peuples du Sud de l’Europe, surtout sur le cas de la Grèce. Il est plus important de travailler avec le peuple, plutôt qu’avec telle ou telle organisation. De construire les solidarités. Car nous avons de nombreux terrains en commun.

 

 

- Basta ! : Pour vous, Podemos est de moins en moins un mouvement, et de plus en plus un parti politique. Ce qui est « négatif », dites-vous. Pourquoi ?

Miguel Urbán Crespo : Je crois qu’il faut que l’on ressemble le moins possible aux partis que l’on combat. Car ils auront toujours plus de moyens, plus d’argent, etc.. Mais nous avons quelque chose qu’eux n’ont pas : le soutien populaire de tous ces gens qui veulent changer les choses. Cela permet de multiplier les capacités, beaucoup plus que dans une structure très forte, centralisée. Podemos ne doit pas être le programme d’un parti mais celui d’un peuple. On ouvre le débat sur ce programme à tout le monde. Si le peuple considère que c’est son programme, il le défendra comme le sien. Il le défendra contre nous qui sommes en haut de Podemos si nous ne voulons plus l’appliquer. Il le défendra aussi contre des organisations externes qui tentent de le boycotter. La souveraineté nous paraît essentielle. Ce qui est certain, c’est que la politique espagnole ne sera jamais plus comme avant, même si l’on disparaissait demain. Podemos a changé de façon conséquente la compréhension de la politique dans notre pays. Que l’on arrive ou pas au gouvernement, c’est un acquis.

 

Notes

[1Député européen depuis le 5 mars 2015, Miguel Urbán Crespo est l’un des deux fondateurs de Podemos. « J’ai commencé à faire de la politique dès 1993 à l’âge de 13 ans. J’ai milité dans les jeunesses communistes. Puis je me suis engagé dans différents mouvements sociaux (d’occupation où je fus porte-parole à Madrid, mouvements pour une vie digne, etc.) », explique-t-il.

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14 mai 2015 4 14 /05 /mai /2015 08:07
Syriza, Podemos… Restructuration ou annulation de la dette illégitime ?

Le samedi 28 mars 2015, au Forum social mondial de Tunis, le CADTM organisait un atelier intitulé « Syriza, Podemos… Restructuration ou annulation de la dette illégitime ? » et qui comptait sur la participation d’Éric Toussaint, porte parole du CADTM international, ainsi que des eurodéputés Miguel Urban Crespo de Podemos en Espagne, Marie-Christine Vergiat du Front de Gauche en France et Helmut Scholz de Die Linke en Allemagne.

 

Sources :  Le Grand Soir Jérôme Duval & Maud Bailly

Syriza, Podemos… Restructuration ou annulation de la dette illégitime ?

Éric Toussaint : Restructurations de dette : de l’Allemagne de 1953 à la Grèce d’aujourd’hui

 

- Des restructurations au bénéfices des créanciers...

Eric Toussaint a avant tout précisé la signification de la restructuration de dette à travers différents exemples historiques. Entre 1950 et 2010, se sont succédées pas moins de 600 restructurations de dettes publiques. Seules quelques unes ont été favorables aux pays endettés et cela s’est produit à chaque fois dans des circonstances exceptionnelles.

 

 

- ... contrairement à l’accord de Londres de 1953, favorable à l’Allemagne de l’Ouest

Afin d’illustrer ces rares cas, Eric Toussaint a mentionné l’exemple de l’Allemagne occidentale à la sortie de la seconde guerre mondiale. L’accord historique sur la dette allemande signé à Londres en 1953 a permis aux vainqueurs de la guerre d’octroyer une réduction drastique de la dette de plus de 60 % et d’accorder dans l’immédiat un moratoire de 5 ans. Qui plus est, n’ont pas été prises en considération les dettes qui auraient dû être réclamées à l’Allemagne en guise de réparation pour les crimes de guerre nazis, notamment lors de l’occupation de la Grèce. Cet accord comportait des clauses très favorables à la RFA : la possibilité de suspendre les paiements pour en renégocier les conditions si nécessaire ; un service de la dette qui devait rester inférieur à 5 % des revenus tirés des exportations ; des taux d’intérêts inférieurs à 5 % ; la possibilité de rembourser dans sa monnaie nationale (le deutschemark, alors que celui-ci n’avait alors quasiment aucune valeur sur le plan international) ; l’engagement des créanciers à acheter des produits allemands ; une compétence des tribunaux allemands en cas de litige... L’ensemble de ces conditions favorables ont permis de relancer économiquement l’Allemagne de l’Ouest face à l’Union soviétique et ses alliés, dans un contexte de guerre froide.

 

En somme, hormis les quelques rares cas de restructurations qui ont été favorables aux débiteurs parce que les créanciers y voyaient un intérêt géostratégique, tous les autres processus de restructuration ont simplement servi à rétablir la solvabilité d’un pays débiteur en rendant la dette soutenable pour s’assurer qu’il continue à payer. La charge de la dette a le plus souvent été réduite par un rééchelonnement de l’échéancier (rallongement dans le calendrier des remboursements du capital à effectuer). Il n’y a donc aucune remise en question de l’illégitimité de la dette. D’ailleurs, le Club de Paris (qui regroupe les riches pays créanciers) s’en est fait une spécialité pour traiter les dettes bilatérales des pays endettés.

 

 

- Espoirs en Grèce ? Mesures anti-austéritaires et audit de la dette

En Grèce, déjà avant la victoire historique de Syriza dans les urnes le 20 janvier dernier, le parti de gauche « radicale » affichait clairement sa volonté de résoudre le problème du surendettement. Il proclamait vouloir restructurer la dette, aboutir à une réduction radicale de son montant (d’environ 60 %) dans le cadre d’une grande conférence internationale sur le modèle de l’accord de Londres de 1953 et de mettre en place un audit permettant d’en identifier les parts illégitimes et illégales. Une fois parvenu au pouvoir, Syriza a mis l’accent sur l’arrêt des politiques d’austérité et l’annonce d’une série de mesures sociales emblématiques : rétablissement de l’électricité pour 300 000 foyers pauvres qui en avaient été privés, fermeture des centres de détention pour « sans-papiers », octroi de la nationalité grecque aux immigrés de deuxième génération, relèvement du salaire minimum, réembauche des fonctionnaires licenciés, suppression des taxes foncières particulièrement pénalisantes pour les couches moyennes et populaires, relèvement du seuil de non-imposition... Or, l’accord du 20 février entre la Grèce et ses créanciers multilatéraux stipule que la Grèce respectera scrupuleusement le calendrier des remboursements, ce qui risque de compromettre à court terme la poursuite du programme social de Syriza.

 

Lors d’une conférence de presse le 17 mars 2015, la présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou, a annoncé la constitution d’une Commission d’audit de la dette publique grecque. Cette commission, coordonnée sur le plan scientifique par Éric Toussaint, n’est pas un simple exercice comptable, mais elle a pour but d’identifier les dettes illégitimes, odieuses, illégales et/ou insoutenables qu’il s’agit de répudier, sur base d’arguments solides et juridiques. La décision politique appartiendra quant à elle au gouvernement grec. Les travaux de cette commission vont donc interpeller la Commission européenne et autres créanciers, ainsi que ceux qui ont profité en Grèce des politiques de la Troika et de la restructuration effectuée en 2012. L’enjeu est de taille, non seulement pour la Grèce, mais également pour tous les peuples qui souffrent des politiques d’austérité au nom d’un endettement excessif.

Syriza, Podemos… Restructuration ou annulation de la dette illégitime ?

- Miguel Urban : restructuration ou annulation de la dette espagnole ? Sujet d’un vif débat au sein de Podemos

En Espagne, la question de la dette a soulevé un débat intense au sein de Podemos. La dette publique espagnole qui était de 35 % du PIB avant la crise, atteint désormais les 100 % du PIB. Cette explosion est en grande partie due à la socialisation des dettes privées, résultant principalement des sauvetages des banques et autres grandes infrastructures comme les autoroutes privées. Rien que pour les intérêts de la dette, l’État a dû rembourser 35 milliards d’euros en 2014 ; 25 % de la dette publique espagnole est détenue par les banques. La dette est ici comme ailleurs un outil de contrôle qui compromet la souveraineté populaire.

 

La question du non paiement de la dette ne fait pas encore l’objet d’un véritable débat de société. Deux initiatives en ce sens méritent néanmoins d’être signalées : la rencontre des partis de gauche du pourtour de la Méditerranée à l’occasion du Forum social mondial de 2013 à Tunis, en vue de se coordonner en faveur du non paiement de la dette. Par ailleurs, en Espagne, le débat se poursuit au sein de la Plateforme d’Audit Citoyen de la Dette (PACD).

 

Dans le Manifeste de création de Podemos, la suspension de paiement de la dette, l’audit citoyen et le revenu universel sont avancés comme mesures phares. Celles-ci ont ensuite été reprises lors de la campagne pour les élections européennes dans le programme politique élaboré de manière participative avec près de 15 000 militants. Après le succès électoral de Podemos aux élections européenne du 25 mai 2014, où ils remportent 5 sièges au Parlement européen avec près de 8 % des suffrages exprimés (plus de 1 200 000 votes), les médias lisent le programme de Podemos. La question de la dette est un thème central et prioritaire : lors de son Congrès, une motion parmi les 5 adoptées sur un total de 250 porte sur la dette et sa restructuration.

 

Depuis octobre, le futur programme politique de Podemos pour les élections régionales en mai et générales à la fin de l’année 2015, est en discussion. Selon Miguel Urban, il existe le risque que le débat entre « restructuration » et « non paiement unilatéral » se cantonne à un débat d’experts entre économistes. Il s’agit là d’un défi : les citoyens et les mouvements sociaux doivent s’emparer de cette question cruciale.

 

Malgré des positions différentes, il existe des lignes convergentes quant aux conditions nécessaires pour accompagner ce processus de gestion de la dette, qu’il s’agisse de restructuration ou d’annulation : la mise en place d’un audit citoyen de la dette et une coordination avec les pays du sud de l’Europe, accompagnés d’une mobilisation sociale pour soutenir les mesures prises, de souveraineté et de transparence démocratique. Ces facteurs permettront de renforcer notre positionnement, que ce soit dans des négociations ou des actes unilatéraux.

 

Miguel Urban affiche sa position : c’est toutefois la suspension unilatérale de paiement de la dette qui sera un levier décisif pour faire basculer le rapport de force avec les créanciers – à l’instar de ce qu’a réalisé le gouvernement argentin en 2001, sous la pression populaire. La question de la dette est une question politique, de justice, de démocratie et de souveraineté populaire. Ce débat se poursuivra donc certainement même après l’adoption du programme politique de Podemos. Ce dernier, ainsi que les mouvements sociaux, ont une responsabilité fondamentale pour le transformer en débat populaire, tant l’enjeu de l’issue à donner sur cette question est important, non seulement pour l’Espagne et la Grèce, mais pour tous les peuples d’Europe et d’ailleurs.

Syriza, Podemos… Restructuration ou annulation de la dette illégitime ?

- Helmut Scholz : « There are alternatives » : déconstruire les mentalités et repenser l’Union européenne

En Europe et ailleurs, constate l’eurodéputé allemand Helmut Scholz, les politiques austéritaires prescrites par la Troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne et Fonds monétaire international) sont non seulement injustes – en ce qu’elles portent atteinte aux droits économiques et sociaux –, mais elles se sont également révélées inefficaces en termes de réduction de la dette publique puisqu’elles tendent bien au contraire à la creuser. Face à ce double échec, force est aujourd’hui de convenir qu’il est totalement aberrant de poursuivre sur la voie de l’austérité, même si c’est le choix des élites en Europe et dans le monde. Il revient à la gauche de proposer des alternatives qui fonctionnent. Dans cette perspective, il s’agit au préalable de déconstruire deux axiomes de notre mentalité européenne en matière de dette. Premièrement, l’idée qu’une dette serait mauvaise par nature ; or, le problème n’est pas tant les dépenses, sinon d’envisager d’où viendront les recettes. Deuxièmement, le célèbre « TINA » : cette conviction qu’« il n’y a pas d’alternatives » (There is no alternatives) qui a détruit toute capacité d’agir au niveau d’un Etat démocratique. Dans le débat sur la dette grecque au sein de la société allemande, nombreux sont les citoyens qui sont aujourd’hui convaincus de l’analyse critique des faits, mais ils n’ont néanmoins pas confiance dans les solutions et les alternatives proposées.

 

Quelles sont donc les pistes d’alternatives en matière de gestion de la dette publique ? Helmut Scholz suggère de s’inspirer des travaux de Giannis Milios, conseiller de Syriza, qui propose une suspension de paiement des intérêts et du capital de la dette durant cinq ans afin de consacrer cette part, la plus importante du budget de l’Etat grec, à des mesures anti-austéritaires pour faire face à la crise humanitaire. L’eurodéputé allemand rejoint également les deux conférenciers précédents dans l’importance qu’il accorde à la mise en place un audit citoyen de la dette en Grèce. Le pays ne peut pas non plus se soustraire à la question épineuse de son maintien ou non au sein de l’Eurozone, en même temps qu’il se doit d’articuler les réponses face à la crise à l’échelle européenne. En effet, au-delà du simple cas de la Grèce, la réflexion doit être menée sur le plan européen : Comment repenser nos traités européens sur base de la crise d’aujourd’hui, afin d’apporter des solutions de sortie et d’éviter que de telles crises ne se reproduisent à l’avenir ? Quel devrait être le rôle de la Banque centrale européenne ? Quel processus d’intégration européenne souhaitons-nous ? En somme, de quel Europe voulons-nous ?

Syriza, Podemos… Restructuration ou annulation de la dette illégitime ?

- Marie-Christine Vergiat : La dette tunisienne et l’impératif d’un audit des créances européennes

Au-delà de la problématique des dettes publiques des pays européens, il y a la question des créances européennes sur les pays dits du Sud. Penchons-nous donc avec Marie-Christine Vergiat sur le pays qui héberge le Forum social mondial 2015 : la Tunisie. L’eurodéputée française du Front de gauche est un des fers de lance de l’appel de parlementaires européens et nationaux en mars 2011 qui, conjointement avec le CADTM, ont exigé la suspension immédiate du remboursement des créances européennes sur la Tunisie (avec gel des intérêts) et la réalisation d’un audit de ces mêmes créances. Cette initiative est née au lendemain de la révolution tunisienne, alors que le dictateur Ben Ali venait d’être chassé du pouvoir, et que l’urgence pour le pays revenait à mobiliser ses ressources financières pour faire face aux priorités sociales et pour mettre en place une transition démocratique. Et non pour payer une dette largement illégitime. L’origine de la dette tunisienne puise ses racines dans la colonisation : une dette dite coloniale fut léguée au pays au lendemain de son indépendance en 1956. Et aujourd’hui, la dette est utilisée comme instrument de néo-colonisation économique du pays. Qui plus est, une grande part de cette dette peut être qualifiée d’odieuse au sens du droit international, puisqu’elle a profité au « clan Ben Ali » et non au peuple tunisien, sous couvert d’une corruption galopante.

 

Si Marie-Christine Vergiat envisage la solution pragmatique d’une reconversion de la dette tunisienne afin de soulager le pays, le CADTM met en garde contre la conséquence d’une telle mesure en termes d’effacement d’une partie de l’ancienne dette sans prendre en compte la question de son illégitimité. En outre, avertit Maria Elena Saludas d’ATTAC-CADTM Argentine, il ne faut pas reproduire l’erreur de l’Argentine aujourd’hui victime des fonds vautours et qui, dans le cadre des restructurations de dette en 2005 et 2010, a concédé que soit insérée une clause qui octroie à la juridiction étatsunienne la compétence en cas de litige.

 

La question tunisienne, conclut l’eurodéputée française, est fondamentale pour les peuples du Maghreb, à l’instar de la question grecque pour les peuples d’Europe. Mais bien sûr, nous rappelle un étudiant tunisien, au-delà de la Tunisie ou de la Grèce, c’est bien un même « système dette » qui étrangle les peuples, et qui constitue un puissant mécanisme de transfert des richesses et un outil de domination politique au profit d’une minorité. Face à ce « système dette », scande Éric Toussaint, il s’agit de poser des actes souverains unilatéraux qui s’appuient sur le droit international et la défense des droits humains : suspension de paiement de la dette, contrôle des mouvement des capitaux et des banques, audit citoyen, annulation de la part illégitime de la dette et « restructuration » de la part restante. Face à l’injustice, la désobéissance est une obligation.

 

Pour en savoir plus :

- Mon dossier Grèce

- Grèce : quel premier bilan pour la gauche, après cent jours de gouvernement ?

- Gouvernement Grec : Le programme de Thessalonique est en ordre de marche

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6 mars 2015 5 06 /03 /mars /2015 09:00
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L’expérience prouve que les mouvements de gauche peuvent arriver au gouvernement, mais ils ne détiennent pas pour autant le pouvoir. La démocratie, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir par le peuple et pour le peuple, requiert bien davantage. Le problème se pose aujourd’hui en Grèce avec Syriza, se posera en Espagne avec Podemos (si ce parti remporte les élections générales de fin 2015) comme il s’est posé, hier, au Venezuela avec l’élection à la présidence de Hugo Chávez en décembre 1998, en Bolivie avec celle d’Evo Morales en 2005, en Équateur avec celle de Rafael Correa en décembre 2006 ou encore, quelques décennies, plus tôt avec Salvador Allende en 1970 au Chili |1|.

 

Source : CADTM par Eric Toussaint[1] le 11/02/2015

La question se pose en fait pour n’importe quel mouvement de gauche qui arrive au gouvernement dans une société capitaliste. Quand une coalition électorale ou un parti de gauche arrive au gouvernement, il ne détient pas le pouvoir réel : le pouvoir économique (qui passe par la possession et le contrôle des groupes financiers et industriels, des grands médias privés, du grand commerce, etc.) demeure aux mains de la classe capitaliste, le 1% le plus riche, et encore !, c’est moins de 1% de la population. De plus, cette classe capitaliste contrôle l’État, l’appareil judiciaire, les ministères de l’Économie et des Finances, la banque centrale... En Grèce et en Espagne comme en Équateur, en Bolivie, au Venezuela ou au Chili[3], un gouvernement déterminé à procéder à de véritables changements structurels doit entrer en conflit avec le pouvoir économique pour affaiblir puis mettre fin au contrôle de la classe capitaliste sur les grands moyens de production, de service, de communication et sur l’appareil d’État.

 

Essayons une comparaison historique. Après 1789, quand, grâce à la Révolution, la bourgeoisie a pris le pouvoir politique en France, elle détenait déjà le pouvoir économique. Avant de conquérir le pouvoir politique, les capitalistes français étaient les créanciers du Roi de France et les propriétaires des principaux leviers du pouvoir économique (la banque, le commerce, les manufactures et une partie des terres). Après la conquête du pouvoir politique, ils ont expulsé de l’État les représentants des anciennes classes dominantes (noblesse et clergé), les ont soumis ou ont fusionné avec eux. L’État est devenu une machine bien huilée au service de l’accumulation du capital et des profits.

 

À la différence de la classe capitaliste, le peuple n’est pas en mesure de prendre le pouvoir économique s’il n’accède pas au gouvernement. La répétition par le peuple de l’ascension progressive vers le pouvoir qu’ont réalisée les bourgeois dans le cadre de la société féodale ou de la petite production marchande est impossible. Le peuple n’accumule pas des richesses matérielles à grande échelle, il ne dirige pas les entreprises industrielles, les banques, le grand commerce et les autres services. C’est à partir du pouvoir politique (i.e. du gouvernement) que le peuple peut entreprendre les transformations au niveau de la structure économique et commencer la construction d’un nouveau type d’État basé sur l’autogestion. En dirigeant un gouvernement, la gauche a accès à des leviers institutionnels, politiques et financiers afin d’initier de profonds changements en faveur de la majorité de la population. L’auto-organisation du peuple, son auto-activité dans la sphère publique et sur les lieux de travail sont des conditions sine qua non à l’ensemble du processus.

 

Il est fondamental de mettre en place une relation interactive entre un gouvernement de gauche et le peuple

 

Pour réaliser de réels changements structurels, il est fondamental de mettre en place une relation interactive entre un gouvernement de gauche et le peuple. Ce dernier doit renforcer son niveau d’auto-organisation et construire d’en bas des structures de contrôle et de pouvoir populaire. Cette relation interactive, dialectique, peut devenir conflictuelle si le gouvernement hésite à prendre les mesures que réclame la « base ». Le soutien du peuple au changement promis et la pression qu’il peut exercer sont vitaux pour convaincre un gouvernement de gauche d’approfondir le processus des changements structurels qui implique une redistribution radicale de la richesse en faveur de celles et ceux qui la produisent. C’est également vital pour assurer la défense de ce gouvernement face aux créanciers, face aux tenants de l’ancien régime, face aux propriétaires des grands moyens de production, face à des gouvernements étrangers. Pour réaliser des changements structurels, il s’agit de mettre fin à la propriété capitaliste dans des secteurs clés comme la finance et l’énergie, en les transférant vers le secteur public (des services publics sous contrôle citoyen) ainsi qu’en soutenant ou en renforçant d’autres formes de propriété à fonction sociale : la petite propriété privée (notamment dans l’agriculture, la petite industrie, le commerce et les services), la propriété coopérative et la propriété collective basée sur l’association libre[4].

 

Dans deux des trois pays sud-américains mentionnés plus haut (au Venezuela en 2002-2003[5] et en Bolivie entre 2006 et 2008[6]), le gouvernement a été en conflit ouvert avec la classe capitaliste[7] mais les changements structurels décisifs sur le plan économique n’ont pas (encore) été réalisés. Ces sociétés restent clairement des sociétés capitalistes[8]. Des avancées réelles en faveur du peuple sont évidentes : adoption dans les trois pays de nouvelles Constitutions à l’issue de processus constituants profondément démocratiques (élection au suffrage universel d’une assemblée constituante ; élaboration d’une nouvelle Constitution adoptée par l’assemblée constituante suite à un large débat national ; référendum d’approbation de la nouvelle Constitution) ; large reprise du contrôle public sur les ressources naturelles[9] ; augmentation du recouvrement des impôts sur les plus riches (c’est particulièrement le cas en Équateur) et les grandes sociétés privées nationales ou étrangères ; améliorations significatives des services publics ou des missions de services publics ; réduction des inégalités sociales ; renforcement des droits des peuples originaires ; récupération de la dignité nationale face aux grandes puissances, en particulier les États-Unis.

 

Nous ne pouvons comprendre la politique de ces pays que si nous prenons en compte les très importantes mobilisations populaires qui jalonnent leur histoire. En Équateur, quatre présidents de droite ont dû fuir le pouvoir entre 1997 et 2005 grâce à de grandes mobilisations. En Bolivie, d’ importantes batailles contre la privatisation de l’eau se sont déroulées en avril 2000 et à la fin de l’année 2004. Les mobilisations autour de la privatisation du gaz en octobre 2003 ont fait tomber et s’enfuir (vers les États-Unis) le président Gonzalo Sanchez de Lozada. Le Venezuela a connu dès 1989 d’importantes luttes qui inauguraient les grands combats contre le Fonds monétaire international qui secouèrent la planète au cours des années 1990 et au début des années 2000. Mais il y a eu encore plus spectaculaire avec les énormes mobilisations populaires du 12 avril 2002, manifestations spontanées de rejet du coup d’État contre Hugo Chavez. Ces mobilisations ont eu directement pour effet le retour d’Hugo Chavez au palais présidentiel Miraflores dès le 13 avril 2002.

 

Les changements politiques démocratiques dans ces trois pays sont systématiquement passés sous silence dans la presse des pays les plus industrialisés. Au contraire, une campagne de dénigrement est systématiquement orchestrée afin de présenter les chefs d’État de ces trois pays comme des dirigeants populistes autoritaires.

 

Les expériences de ces trois pays andins, en terme d’adoption de nouvelles Constitutions, sont très riches. Elles devraient inspirer les peuples et les forces politiques des autres pays. Il suffit de comparer la situation en Europe avec l’absence de procédure démocratique en matière d’adoption du Traité constitutionnel en 2005 ou du TSCG en 2014. Bien sûr, les expériences en cours au Venezuela, en Bolivie et en Équateur sont aussi traversées par des contradictions et des limites importantes qu’il faut analyser[10].

 

Les grandes mobilisations populaires sont un facteur décisif dans l’existence et la survie des gouvernements de gauche. On pourrait bien sûr parler également des grandes mobilisations populaires de 1936 en France qui conduisirent Léon Blum – qui se serait bien contenté de « gérer honnêtement » la maison de la bourgeoisie – à mettre en œuvre de vraies mesures de gauche, sans oublier les mobilisations en Espagne à la même période ou celles qui ont secoué une grande partie de l’Europe à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

 

 

- Retour à Syriza et à Podemos

Si des gouvernements, dirigés actuellement par Syriza et demain par Podemos, veulent réellement rompre avec les politiques d’austérité et de privatisation en cours dans toute l’Europe, ils entreront immédiatement en conflit avec de puissantes forces conservatrices tant au niveau national qu’au niveau de l’Union européenne. Rien qu’en affirmant que leur gouvernement souhaite appliquer des mesures voulues par la population qui rejette massivement l’austérité, Syriza aujourd’hui, Podemos demain, rencontrent une opposition très dure des instances européennes, de la majorité des gouvernements dans l’Union européenne, ainsi que des dirigeants et des grands actionnaires des principales entreprises privées, sans oublier le FMI.

 

Même en auto-limitant leur programme de changement, ils rencontreront une forte opposition car en face les classes possédantes et les instances européennes (intimement liées et solidaires) veulent pousser plus loin la plus formidable attaque concertée à l’échelle européenne contre les droits économiques et sociaux du peuple, sans oublier la volonté de limiter fortement l’exercice des droits démocratiques[11].

 

Il est illusoire de penser que l’on peut convaincre les autorités européennes et le patronat des grandes entreprises (financières et industrielles principalement) d’abandonner le cours néolibéral renforcé depuis 2010. Soulignons que François Hollande et Matteo Renzi, qui proposent timidement de desserrer un peu l’étau de l’austérité, cherchent en même temps à appliquer le modèle allemand dans leurs pays respectifs : une précarisation plus avancée des droits de négociation collective et de protection des conquêtes des salariés[12]. Ce ne sont pas des alliés pour Syriza aujourd’hui ou Podemos demain.

 

Il faut prendre un autre élément en considération quand on compare la situation du gouvernement de gauche en Grèce aujourd’hui (ou d’autres demain) à celle dans laquelle se sont trouvés Hugo Chavez (à partir de 2004), Evo Morales ou Rafael Correa. À partir de 2004, l’augmentation importante du prix des matières premières (pétrole, gaz, minerais...) que ces pays exportent, a permis d’augmenter fortement les recettes fiscales qui ont été utilisées pour mettre en œuvre de vastes programmes sociaux et de grands projets d’investissements publics. Les gouvernements de ces trois pays andins ont appliqué un projet qu’on peut caractériser de néokeynésien développementiste[13] : fort investissement public, augmentation de la consommation populaire, augmentation des bas salaires, nationalisations (dans le cas du Venezuela et de la Bolivie) compensées par de généreuses indemnisations des propriétaires nationaux ou des maisons mères étrangères.

 

La partie la plus pauvre du peuple a connu une amélioration considérable des conditions de vie l’infrastructure de ces pays a été améliorée et les profits des capitalistes locaux n’ont pas été affectés (dans le secteur financier les bénéfices privés ont même augmenté). On voit bien qu’un gouvernement de gauche dans un pays périphérique de l’Union européenne ne pourra pas disposer de la même marge de manœuvre que les gouvernements des trois pays andins mentionnés. Les pays européens de la Périphérie sont écrasés par un fardeau de dette insupportable. Les autorités européennes entendent exercer toute la pression dont elles sont capables, comme le montre la réaction de la Banque centrale européenne face à la Grèce début février 2015.

 

Les gouvernements de gauche devront désobéir aux créanciers, aux autorités européennes et au FMI pour être fidèles à leurs promesses électorales

 

La conclusion qui s’impose, c’est qu’il n’y aura pas de voie facile pour mettre en œuvre un programme économique et social qui rompt avec l’austérité et les privatisations. Les gouvernements de gauche devront désobéir aux créanciers, aux autorités européennes et au FMI (les uns et les autres se confondent largement) pour être fidèles à leurs promesses électorales. Ils ont une légitimité et un appui tout à fait considérable aussi bien dans leur pays qu’à l’échelle internationale tant l’austérité et les diktats de l’Europe sont rejetés. Le refus de payer une partie substantielle de la dette constituera un élément clé dans la stratégie du gouvernement[14], de même que la décision de ne pas poursuivre les privatisations et de rétablir pleinement les droits sociaux qui ont été affectés par les politiques d’austérité. Cette combinaison est vitale car, du côté des créanciers, on entend déjà s’élever les voix de ceux et celles qui proposent de réduire le poids de la dette de la Grèce en échange de la poursuite de politiques de réformes (entendez de contre-réformes, de privatisations, de précarisation des contrats de travail et des droits sociaux...).

 

On voit difficilement comment un gouvernement de gauche peut éviter de socialiser le secteur bancaire (c’est-à-dire exproprier les actionnaires privés et transformer les banques en service public sous contrôle citoyen), prendre des mesures strictes de contrôle des mouvements de capitaux, prélever un impôt de crise sur le patrimoine du 1 % le plus riche, refuser des prêts de la Troïka qui sont conditionnés par la poursuite de l’austérité et des privatisations, refuser de rembourser une dette largement illégitime, illégale, insoutenable du point de vue de l’exercice des droits humains, voire odieuse. Un des nombreux instruments à disposition d’un gouvernement de gauche pour favoriser la participation et le soutien populaire tout en renforçant sa position face aux créanciers illégitimes, c’est l’audit de la dette avec une participation citoyenne active afin d’identifier la partie de la dette qu’il faut refuser de payer et qu’il faut répudier. À partir de là, tout deviendra enfin possible.

 

Notes

[1] Pour l’expérience chilienne : Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde, Presses universitaires de Rennes, 2013.

[2] Docteur en Sciences politiques de l’Université de Liège et de Paris VIII, également historien de formation, Éric Toussaint est porte-parole du CADTM International. Il se bat depuis de nombreuses années pour l’annulation de la dette des pays du Sud et des dettes publiques illégitimes au Nord. Il a été membre de la Commission d’audit intégral de la dette de l’Équateur (CAIC) mise en place en 2007 par le président Rafael Correa. Cette même année, il a également conseillé le ministre des Finances et le président de l’Équateur en ce qui concerne la création de la Banque du Sud. En 2008, il a conseillé le ministre du Développement économique et de la planification de la république bolivarienne du Venezuela.

[3] Cuba a connu un processus différent du Venezuela, de l’Équateur, de la Bolivie ou du Chili, car la gauche a accédé au gouvernement suite à une lutte armée de plusieurs années soutenue par un énorme soulèvement populaire dans sa phase finale (fin 1958-premiers jours de 1959). Voir entre autres : Fernando Martinez interviewé par Eric Toussaint, « Du XIXe au XXIe siècle : une mise en perspective historique de la Révolution cubaine », publié le 24 décembre 2014, http://www.europe-solidaire.org/spi...

[4] Dans les trois pays andins cités, principalement l’Équateur et la Bolivie, il est également fondamental de soutenir les formes de propriétés traditionnelles des peuples originaires (qui contiennent généralement un haut degré de propriété collective).

[5] Au Venezuela, les batailles les plus agressives livrées par la droite ont commencé après trois ans de gouvernement Chávez, c’est-à-dire début 2002. Cela a pris la forme d’affrontements majeurs comme le coup d’État d’avril 2002, la grève patronale de décembre 2002-janvier 2003, l’occupation de la place Altamira à Caracas par des généraux séditieux et des dirigeants de l’opposition politique. Elles ont commencé à fortement baisser d’intensité après août 2004 grâce à la victoire du non au référendum révocatoire du président Chávez. Depuis lors, la droite cherche des occasions pour reprendre l’initiative mais sa capacité de mobilisation a été fortement réduite. Depuis 2013, un secteur important de la classe capitaliste participe activement à la déstabilisation du gouvernement via la création d’une situation de pénurie de nombreux produits de premières nécessités dont les médicaments et via le développement du marché de devise parallèle (au marché noir, le dollar s’échange à près de 10 fois sa valeur officielle).

[6] En Bolivie, la droite a livré de véritables batailles en 2007 et en 2008 après moins de deux ans de gouvernement Morales. Elle a utilisé la violence à plusieurs reprises et choisi une stratégie de batailles frontales en 2008. La victoire d’Evo Morales au référendum révocatoire d’août 2008 avec 67,43 % des voix n’a pas entraîné une réduction de la violence de la droite. Au contraire, cette violence est allée crescendo pendant plusieurs semaines après son échec au référendum, notamment parce qu’elle se sentait capable de réunir une majorité dans plusieurs provinces-clés de l’Est du pays. La réaction très forte du gouvernement et la mobilisation populaire face au massacre de partisans d’Evo Morales dans la province de Pando (combinée à la condamnation internationale notamment de la part de l’UNASUR qui s’est réunie de manière extraordinaire en septembre 2008 pour apporter son soutien au gouvernement d’Evo Morales) ont fini par provoquer un armistice (provisoire). Après un an de boycott, la droite s’est engagée à accepter l’organisation du référendum sur la nouvelle Constitution. Cela a débouché sur une nouvelle victoire pour Evo Morales fin janvier 2009 : la nouvelle Constitution a été approuvée par 62 % des votants. En octobre 2014, Evo Morales a été réélu avec 61% des voix.

[7] En Équateur il n’y a pas eu de période de choc entre le gouvernement et la classe capitaliste dans son ensemble, même si on a connu des tensions vives notamment en 2008 notamment dans le principal port du pays, Guayaquil.

[8] J’ai analysé les processus en cours dans ces trois pays dans l’étude : « Venezuela, Équateur et Bolivie : la roue de l’histoire en marche », publié le 2 novembre 2009, http://cadtm.org/Venezuela-Equateur.... La version imprimée est parue dans la revue Inprecor en 2009. Voir également : Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, Éditions Syllepse, Liège-Paris, 2008, 207 p., à commander sur www.cadtm.org) qui contient une analyse de l’évolution au Venezuela, en Bolivie et en Équateur jusqu’au début 2008. Voir aussi l’ouvrage collectif intitulé « Le Volcan latino-américain. Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine », publié sous la direction de Franck Gaudichaud par Textuel à Paris en avril 2008, 448 p.

[9] La Bolivie a nationalisé le pétrole et la production de gaz en 2006. Evo Morales a envoyé l’armée pour contrôler les champs pétroliers, mais les multinationales restent actives car ce sont elles qui extraient le pétrole et le gaz. L’État est bien propriétaire des richesses naturelles, mais ce sont les grandes multinationales qui exploitent le pétrole et le gaz.

[10] Voir la position du CADTM concernant la relation du gouvernement équatorien avec la CONAIE et d’autres mouvements sociaux du pays : http://cadtm.org/Lettre-du-CADTM-Ay... , publié le 27 décembre 2014. Depuis cette date, le gouvernement équatorien a fait machine arrière et la CONAIE n’a pas été délogée.

[11] Voir http://cadtm.org/Union-europeenne-c..., publié le 16 décembre 2014.

[12] Voir http://cadtm.org/Le-modele-allemand... , publié le 7 janvier 2015.

[13] Le qualificatif « développementiste » constitue une traduction du terme espagnol « desarrollista » qui caractérise des politiques qui ont été menées dans la période 1940-1970 par une série de pays d’Amérique latine. Ces politiques consistaient à ce que l’État apporte un important soutien au développement économique (dessarrollo economico) tout en le guidant. Voir en espagnol la définition donné par l’économiste argentin, Claudio Katz : http://katz.lahaine.org/?p=232

[14] Alors que les gouvernements du Venezuela, de Bolivie et d’équateur pouvaient continuer à rembourser la dette tout en menant des politiques anti austéritaires car le poids de la dette était soutenable du point de vue budgétaire. L’Équateur qui a suspendu unilatéralement le remboursement d’une partie de sa dette après avoir réalisé un audit de celle-ci a réussi à imposer une défaite à ses créanciers alors qu’il aurait pu financièrement continuer à rembourser la dette dans son entièreté. C’est par un souci de refuser de rembourser des dettes illégitimes, d’épargner des recettes fiscales destinées au remboursement de la dette et de les utiliser au bénéfice du peuple que le gouvernement équatorien a pris la décision légitime de refuser de continuer à rembourser une partie de la dette. Le Venezuela qui a suivi une autre politique est aujourd’hui confronté à de graves problèmes de refinancement de sa dette.

 

Pour en savoir plus :

- Mon dossier Grèce

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12 janvier 2015 1 12 /01 /janvier /2015 09:00
Podemos et Syriza vont-ils enfin combler le fossé entre la gauche et les classes populaires ?

La percée des mouvements de gauche radicale dans les intentions de vote des citoyens grecs et espagnols signe le retour d'un penseur majeur de la gauche italienne du début du XXe siècle, Antonio Gramsci, et de l'idée de partir de l'expérience concrète des gens pour élaborer une vision du monde à laquelle ils adhèrent

 

Sources :  SlateFR par Gaël Brustier Chercheur en science politique

Sondages favorables en Espagne et élections anticipées en Grèce annoncent un regain de la gauche radicale en Europe et révèlent que la droitisation de nos sociétés n’a rien d’inéluctable. Les jeunes leaders de la gauche radicale veulent donc infléchir sa stratégie.

 

Depuis quelques temps circule sur les réseaux sociaux une intéressante intervention de Pablo Iglesia, leader du Parti Podemos, dans laquelle il raconte l'expérience qui a été celle des étudiants en science politique lors du mouvement des indignados. Pablo Iglesias, partant de son expérience de militant et d’enseignant en science politique, aborde une question fondamentale: celle de la stratégie politique pour les gauches européennes. Il cite en exemple ses étudiants partis à la rencontre des passants, solidement armés de concepts, maîtrisant les ressorts des processus sociaux depuis le XVIe siècle, mais «désespérés» car incapables de se faire entendre par des gens qui «ne comprennent rien».

 

Iglesias le dit: la politique n’est pas affaire de détention de la vérité mais de rapport de forces. On se tromperait si l’on interprétait ce qu'il dit comme une invitation à appauvrir la pensée politique. Au contraire, il n’invite pas à méconnaître les processus sociaux ni à nier l’importance du matérialisme historique. Il n’invite pas non plus à affadir la réflexion et le renouveau de la pensée critique. Mais il confronte la pensée critique à ce qui tient encore, dans nos sociétés, par la force de l’évidence. Citant en exemple le grand-père qui invite son petit-fils à partager ses jouets, il y voit un potentiel révolutionnaire plus grand que dans bien des discours. C’est à partir du sens commun qu’il faut construire son discours et mobiliser un nouvel opérateur politique.

 

La justesse des concepts employés n’implique pas qu’ils soient audibles par les «gens normaux». La justesse de ces concepts, en effet, ne fait pas immédiatement écho à une expérience concrète quotidienne. Le cas de la «grève générale» lancée et des passants qui filent travailler parce qu’il le faut bien est emblématique d’une déconnection entre le langage politique et langage commun. Dans cette intervention, Iglesias parle à plusieurs reprises du sens commun, qui a une signification bien particulière dans cette intervention du leader de Podemos. Le sens commun, dans l’œuvre d’Antonio Gramsci, relève de ce qui va de soi, autrement dit de la «forme publique et manifeste» de la pensée commune d’une société donnée, forcément influencée par l’idéologie dominante dans cette société.

 

 

L’idéologie dominante, c’est celle qui fait écho à l’expérience quotidienne des citoyens. Elle est, pour l’heure, en l’occurrence, définie par «l’ennemi», dans ce qu’explique Iglesias. C’est cet «ennemi» qui se gausse d’un folklore révolutionnaire minoritaire (t-shirts et grands drapeaux) mais qui tient un langage compris par la grande masse des citoyens et ne tiendra jamais pour dangereux un ennemi qui s’en tient à un langage non compris du plus grand nombre.

 

Il faut donc composer avec le sens commun et influer sur celui-ci. C’est là la clé du combat culturel. Il ne s’agit pas d’asséner des leçons aux citoyens (en ce sens, les campagnes «pédagogiques», les courbes et chiffres ne feront pas grand-chose face à la puissance du sens commun, pas plus que les leçons de morales relatives au vote d’extrême-droite). Il s’agit de donner à l’expérience concrète et quotidienne des gens une explication qui lui fasse écho. C’est ainsi que peut se développer une vision du monde partagée progressivement par le plus grand nombre.

 

 

- L'intérêt des dominés n'est pas donné

La question du sens commun est directement liée à une autre. L’intérêt des dominés n’est pas donné. C’est ce qui échappe encore à une grande partie de la gauche (française notamment), laquelle s’obstine à penser que si les électeurs, et en particulier un nombre significatif d’ouvriers et d’employés, votent à droite et à l’extrême-droite (une part significative s’abstenant), c’est parce qu’ils sont trompés, alors que celles-ci, dans leur diversité, ont acquis une capacité d’encodage de la réalité qui leur donne les moyens de faire adhérer un nombre important de citoyens à leur vision du monde. Ce que dit la droite ou l’extrême droite rejoint souvent le sens commun. C’est ce qui fait leur force. L’intérêt des dominés, du «peuple», des classes populaires, des citoyens (selon le terme que l’on choisit d’employer) se construit intellectuellement, culturellement, socialement, politiquement. C’est donc à partir du sens commun que peut se construire l’hégémonie.

 

En vérité, Podemos, parti forgé par des politistes, s’efforce donc d’appliquer une stratégie gramscienne. Lorsqu’Iglesias dit qu’il faut composer avec le sens commun, il ne signifie pas qu’il faut céder aux passions du temps présent.

 

Pour répondre à une question propre à notre société: prendre en compte les paniques morales en cours ne revient pas à aller dans leur sens. Mais, pour être audible, il faut partir de ce qui fait immédiatement sens dans l’esprit des «gens». Le citoyen n’est pas passif devant les messages qu’il reçoit des médias, il est un acteur de la définition du sens commun.. C’est aussi parce qu’elle ne comprend rien à ce qu’est l’hégémonie, qui dépend de la définition du sens commun, que toute une partie de la gauche oscille entre le déni et l’affolement devant la montée du Front national.

 

«Ce sont les petites choses de la vie qui font voter FN, pas les grandes théories», écrit Florence Aubenas dans En France. C’est là la clé du vote FN, mais ce sont toujours les petites choses de la vie qui font bouger la société dans un sens ou dans un autre. Ces petites choses de la vie, essentielles à chacun, déterminent aussi le devenir de notre société. Les connecter à une autre vision du monde est l’essentiel du travail politique, qui a tout à voir avec la question du rapport de forces.

Pablo Iglesias (PODEMOS) : leçon de stratégie politique

 

- Sarkozy n'a pas compris Gramsci

Nous assistons en fait, à gauche, à une patiente et progressive redécouverte d’Antonio Gramsci, qui y reste l’un des auteurs les plus utiles aujourd’hui. On peut notamment retrouver ces réflexions chez Razmig Keucheyan en France, lequel a consacré une très utile anthologie commentée de textes aux Cahiers de prison de Gramsci et quelques solides articles nous éclairant sur la situation politique actuelle.

 

Gramsci commence donc à être redécouvert, après une première période de découverte à la fin des années 1960. Cependant, trop souvent, il pâtit du fait que nos hommes politiques ramènent cette pensée à l’idée simpliste selon laquelle «le pouvoir se gagne par les idées». «Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci: le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là», clamait en 2007 Nicolas Sarkozy, lequel n’a certainement jamais dû lire une seule ligne des milliers de pages des Cahiers de prison ou des Ecrits politiques. Le résumé sarkozyen en dit trop peu sur Gramsci mais en dit long sur une génération d’hommes politiques qui l’a soit ignoré, soit a cherché à travestir sa pensée à des fins de communication. Le terme de combat culturel est ainsi souvent vidé de son sens véritable.

 

Iglesias comme Tsipras font partie de cette génération de cadres de la gauche radicale (ou même d’une partie de la social-démocratie et des écologistes et, en France, de la gauche républicaine) qui se sont formés dans les Forums sociaux internationaux, lesquels ont beaucoup fait pour renouveler le rayonnement des pensées critiques. Ces Forums sociaux ont cependant été confrontés très rapidement à la question de leur traduction politique, à leur mise en relation avec le sens commun. La question de l’hégémonie est au cœur des réflexions d’Iglesias en Espagne, de Tsipras en Grèce et de toute une génération de cadres de gauche. 2015, année Gramsci? Des éléments de réponse viendront vite d’Athènes et Madrid.

 

Sur le même sujet :

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10 septembre 2014 3 10 /09 /septembre /2014 13:00
Pour aider la gauche de transformation sociale française à sortir de son enlisement..... l'expérience espagnole de Podemos (« Nous pouvons »)

Si la gauche radicale connaît actuellement des difficultés en France, d'autres expériences - notamment Syriza en Grèce ou Podemos dans l'Etat espagnol - permettent d'espérer et invitent à penser. Nous reproduisons ici un article initialement publié le 23 juin 2014 sur  Viento Sur, puis traduit et publié en français par la revue en ligne Alencontre. L’auteur Brais Fernandez, est militant d’Izquierda Anticapitalista et participe à Podemos. Dans cet article, il revient sur les origines et la signification politique du mouvement Podemos qui a émergé dans l'Etat espagnol, dans le sillage du mouvement des Indignés et des "marées". 

  

Sources : Contretemps mis par Brais Fernandez publié le 23 juin 2014 

L’apparition de Podemos a déboussolé le paysage politique. Dans une situation de blocage institutionnel, où l’instabilité paraissait plutôt être le fruit de la crise des vieux partis que celui de l’apparition de nouveaux acteurs, Podemos émerge comme une grande menace pour ceux d’en haut et un grand espoir pour ceux d’en bas.

 

Après des années de mobilisations et de dynamiques de lutte essentiellement défensives, la marée d’indignation qui s’est manifestée avec le mouvement revendicatif du 15M [15 mai 2011: mouvement des «Indigné·e·s»] cherche à se doter d’outils en vue de lutter pour la conquête de fractions de pouvoir institutionnel, en provoquant un changement de cycle: les classes subalternes ne se contentent plus de protester, elles cherchent désormais à transformer leur propre narration, leur propre récit, en pouvoir politique. Un secteur de la population commence à croire, de nouveau, à la possibilité de construire une société égalitaire et démocratique: l’irruption populaire discrédite la politique traditionnelle.

 

Dans cet article nous tenterons de répondre brièvement à quelques questions. Pourquoi Podemos a-t-il été lancé et par qui? Quel est le rapport entre Podemos et les identités de la gauche? Ainsi que quelques points concernant les éléments du discours politique, les formes et modalités d’organisation et les défis à venir. Il resterait encore bien des aspects intéressants à aborder, mais je vous invite à lire cet article simplement comme une réflexion inachevée ou une contribution au débat.

 

 

- De l’interprétation d’un moment à la création d’un événement

Rompant avec l’idée selon laquelle il «faut accumuler des forces lentement», le lancement de Podemos répond à une vision combinant une analyse «objective» de la conjoncture politique avec une utilisation «subjective» de cette dernière. D’un côté, la conjoncture fraie un chemin vers une possibilité politique: les luttes de défense du secteur public (santé, éducation, etc.), le discrédit des organisations sociales et politiques traditionnelles, la bureaucratisation de la gauche institutionnelle, la désaffection et la colère d’amples couches de la population, la recherche d’une issue politique aux mobilisations constituent quelques-uns des symptômes indiquant qu’un projet comme celui de Podemos avait des chances de réussir. D’un autre côté, la réunion de ces caractéristiques ne conduit pas, en elle-même, à entraîner un quelconque changement fondamental de l’ordre politique. Pour impulser la construction d’acteurs (de sujets) qui vont créer des événements en fonction des possibilités existantes, il importe de tirer parti de la conjoncture pour bénéficier d’un élan. Ce qu’il faut pour que la réalité cesse d’être un puzzle dont toutes les pièces doivent pouvoir s’emboîter implique de commencer à construire le puzzle avec les pièces qui sont à disposition, même si elles ne s’emboîtent pas toutes.

 

 

- Un lancement avec les forces accumulées

Podemos fut lancé par les personnes regroupées autour de l’émission (de TV) de débat politique La Tuerka – dont Pablo Iglesias est la figure de proue – et par des militant·e·s d’Izquierda Anticapitalista. Deux cultures politiques différentes se sont rencontrées. La première, celle qui a trouvé son inspiration dans les processus en cours en Amérique latine, avec une hypothèse fondée sur la possibilité d’une agrégation populaire autour d’une figure charismatique permettant de faire confluer diverses expressions de mécontentement. La seconde, issue une culture «mouvementiste», fondée sur la volonté de construire une alternative de rupture à partir d’en bas et à gauche, très marquée par les expériences du 15M et des mareas [les «marées» ou mouvements sociaux, il en existe plusieurs, caractérisées par leurs couleurs, blanche dans la santé, vert dans l’éducation, grenat pour les «exilés du travail», etc.].

 

L’utilisation d’une figure publique «forte», plus connue par ses apparitions télévisées que pour être le dirigeant d’un mouvement – comme peut l’être Ada Colau[1] – a été et continue d’être controversé. Mais, au-delà des débats, il faut reconnaître que, sans la figure de Pablo Iglesias, Podemos n’aurait pas dépassé le stade d’autres expériences sans pouvoir d’agrégation populaire, allant au-delà des espaces militants déjà constitués. Et je me réfère à Pablo Iglesias comme figure construite pour souligner une réussite indéniable: derrière cette figure, il y a une interprétation de la nécessité de se construire également sur le plan médiatique, eu égard au rôle que jouent les «mass media» dans les sociétés actuelles. Pablo Iglesias est le produit d’une stratégie, et bien que les opportunités soient toujours contingentes, il faut savoir en profiter. Le mérite revient à celui qui a saisi qu’il y avait un espace à occuper ainsi qu’une accumulation de forces potentielles permettant de le faire. Et il a fait en sorte de transformer ce potentiel en quelque chose de concret. La légitimité de Pablo Iglesias dans la direction de Podemos provient du fait qu’il a su construire, par le biais des haut-parleurs médiatiques, une voie de communication directe avec des millions de personnes qui s’identifient avec les questions qu’il soulève. Le débat ne s’articule pas autour de la nécessité ou non d’une direction de ce type – qui a démontré être très utile pour impulser un vaste projet fondé sur l’auto-organisation populaire – mais plutôt sur le thème portant sur la manière de combiner se modèle de direction médiatique avec la culture égalitaire et «venant d’en bas» qui est apparue avec le 15M. La tentative, non dépourvue de tensions, d’aller dans le sens de réunir deux sphères explique en bonne partie le succès de Podemos. Dans ce domaine, il reste encore beaucoup d’expériences à faire.

 

Par ailleurs, un secteur de la gauche radicale (radicale dans le sens d’une recherche de réponses allant à la racine des problèmes endémiques) a été capable de mettre ses (modestes) forces militantes au service de l’ouverture d’un espace qui ne peut être contrôlé par quelque organisation que ce soit. Forces qui cherchent à faire confluer de nouveaux secteurs sociaux au-delà de positions politiques prédéfinies. Il s’agit, en effet, de mettre l’organisation au service du mouvement, abandonnant l’idée que l’on «intervient de l’extérieur» ou de penser qu’il existe des camps politiques fixes. La tâche consiste à participer à des expériences massives, tout en en assumant les contradictions et les formes qui sont plus imposées par les rythmes réels de la situation qu’issues d’un travail patient et organisé. A de nombreuses reprises cette situation produit certaines tensions entre des militant·e·s très idéologisés et le développement politique d’un mouvement composé majoritairement de gens sans expérience militante, dont les liens ne s’établissent pas souvent sur la base de l’activité militante traditionnelle. Il existe un risque réel de désaccouplement entre les noyaux militants (qui ne proviennent pas nécessairement d’une organisation concrète, car il y a des militant·e·s très différents) et cette base sociale vaste et diffuse de Podemos. Ce risque est réel et toujours présent dans un mouvement qui, en raison de ses caractéristiques propres, comprend des formes multiples et variées de liens entre ses membres, au même titre que de degrés de participation.

 

Il est possible qu’un certain changement de mentalité soit nécessaire pour que les militant·e·s, outre le fait d’être des «protagonistes» politiques, assument également une certaine volonté de se mettre en relation avec tous les gens qui s’identifient avec Podemos mais qui ne sont pas disposés à s’impliquer dans des dynamiques activistes.

 

 

- Mettre le « faire » avant l’ « être », afin de pouvoir « être » à nouveau

La défaite de la gauche traditionnelle (chute du mur de Berlin, adaptation de la social-démocratie au néolibéralisme, impuissance de la gauche radicale) est à l’origine de ce que, au contraire d’époques antérieures en Europe, la symbologie « rouge » n’est plus l’élément d’identification par lequel s’exprime le mécontentement anticapitaliste. Ce qui devient central comme élément d’ancrage est ce qu’il «faut faire» qui l’emporte sur «ce que l’on est». Pour le dire en employant des mots de Miguel Romero: «Il est possible et important de créer une organisation politique dont la force et l’unité s’établissent au-delà de l’idéologie, nous concentrant sur la définition des tâches politiques centrales.»

 

Cela ne signifie nullement que cette priorité de «l’agir» empêche la reconstruction d’identités, car il y a toujours en politique une relation de tension avec le passé, une force qui nous impulse provenant de très loin, ainsi que l’expliquait Walter Benjamin [dans ses « Thèses sur l’histoire » de 1940]. Il suffit de voir l’étonnante récupération-transformation de meetings [dans de vastes espaces, souvent dehors, en public] en tant que «théâtre politique» qu’a réalisée Podemos: les poings levés; Carlos Villarejo[2] citant Engels ; Teresa Rodríguez [députée européenne de Podemos, membre de Izquierda Anticapitalista], saluant les luttes locales de travailleurs, les chants de combats ; ou, encore, Pablo Iglesias évoquant ce qu’il y a de meilleur dans le mouvement ouvrier.

 

Cette conception du meeting comme espace vivant, performatif [décrivant l’action et impliquant cette action], conditionne l’évolution de Podemos sur le plan de l’esthétique et du discours: sur ce théâtre d’un «type nouveau» –que sont devenus les meetings de Pablo Iglesias et d’autres figures publiques du mouvement – le public non seulement observe, admiratif, mais il agit, il fait pression, il vit. Cette ouverture d’espaces pour l’expression populaire – ce qui est le grand mérite de Podemos – a permis au peuple de gauche de se réunir avec lui-même, mais a également obligé la gauche à sortir de sa léthargie identitaire. Podemos a fonctionné dans cet équilibre, tendu et précaire, permettant au projet de partir de la gauche, d’ouvrir un nouveau champ au-delà de cette identité, pour ensuite la recomposer, mais sans jamais s’y enfermer. Etre de gauche revient à la mode parce que ce n’est déjà plus quelque chose qui se vit dans la solitude et avec un symbole accroché à la boutonnière.

 

 

- Le jeu des concepts

Podemos a atteint un équilibre difficile pour la gauche: apparaître comme «le nouveau» tout en puisant cette force qui provient de l’observation du passé pour y chercher de l’inspiration. Deux exemples nous permettront d’illustrer cet aspect: tout d’abord, l’introduction «depuis l’extérieur» du terme «caste»; ensuite la contestation de l’identité «socialiste» du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), l’un des piliers du régime constitutionnel de 1978.

 

L’introduction du terme « caste » met clairement en évidence la puissance discursive de Podemos. Il s’agit d’un concept suffisamment ambivalent et sibyllin pour pouvoir établir un axe antagoniste, cela dans un contexte où les responsables de la débâcle sociale se montrent invisibles ou strictement individualisés. Traditionnellement, dans la théorie politique issue du marxisme, le terme «caste» a été utilisé pour se référer aux couches de la population dont le pouvoir émanait de leurs relations avec l’Etat, alors que le terme «classe» était relié à la position face aux moyens et aux rapports de production et de propriété. Le terme «caste» peut être l’expression de cette fusion entre le pouvoir économique et les appareils de l’Etat typique de la période néolibérale ; fusion produite par l’invasion financière de champs de gestion étatique qui, au cours de la période du «Welfare», reproduisait les conquêtes sociales de la classe laborieuse. Le terme «caste» se transforme en une représentation, simple et directe, des responsables économiques et politiques de la misère, de la fusion entre les pouvoirs publics et privés. Ce terme pourrait se convertir en synonyme de ce que le mouvement ouvrier a nommé la «bourgeoisie».

 

Cette capacité du terme «caste» de symboliser la fusion entre les pouvoirs économiques et politiques possède également sa base matérielle dans le mouvement réel: que l’on se reporte au slogan qui lança le 15M, rappelant que «nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers».

 

Un terme aussi ambigu que celui de «caste», sans ces expériences collectives antérieures, aurait pu se transformer également en une représentation faussée de tous les maux, un recours populiste occultant les responsables authentiques de la crise, ainsi que cela s’est produit en Italie où le principal porte-drapeau de la lutte contre la «caste» est le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, qui a fini par négocier la formation d’un groupe parlementaire avec l’UKIP (le parti d’extrême droite vainqueur des dernières élections européennes en Grande-Bretagne) au Parlement européen. Cet accord a été approuvé, selon une forme classique du Mouvement 5 étoiles, grâce à une consultation en ligne.

 

Ceci ne discrédite pas le référendum en ligne (sans doute l’un des outils les plus utiles[3] pour amplifier la participation populaire), ni l’usage du terme «caste», mais cela nous rappelle que ce sont les processus sociaux collectifs qui détiennent le poids décisif. Ce sont eux qui définissent la signification d’un terme et déterminent l’utilisation dans un sens ou dans un autre des mécanismes de participation online.

 

Il ne faut pas non plus oublier que le duel entre les termes «la caste» et «les gens» se produit dans le cadre de relations structurelles de domination et d’exploitation capitalistes: la «caste» est exploiteuse, mais elle se maintient et se reproduit dans un cadre systémique. C’est l’action politique des gens qui peut déloger la «caste», non seulement pour la remplacer par une nouvelle couche de gouvernants «plus justes», mais pour désarticuler ces rapports (relations entre l’être humain et l’environnement fondées sur la rapine, l’expropriation par quelques-uns de la richesse produite par le travail, des relations d’oppression hétéropatriarcales) qui déterminent la vie sociale.

 

La force de Podemos réside en ce que le concept n’est pas détaché de l’action réelle, et ainsi s’ouvre la possibilité de lier la lutte contre la «caste» à la possibilité de dépasser les structures et les rapports qui permettent et conditionnent la reproduction de la «caste». Au sein de ce processus de lutte apparaissent des éléments d’auto-organisation populaire, de nouvelles relations sociales qui remettent en question celles imposées par la société capitaliste: la lutte contre «la caste» se forge dans la coopération et le débat, cela à l’opposé de la mise en concurrence, de l’isolement social et de la solitude que produit le néolibéralisme.

 

Par ailleurs, Podemos a eu l’audace (liée à la possibilité ouverte par la fragilité des loyautés politiques établies par le régime de 1978) d’aller contester les bases sociales du PSOE. Le PSOE a fonctionné au cours des dernières décennies comme le principal élément «partidaire» d’intégration des classes subalternes à l’Etat espagnol, un rôle fortement lié à sa subordination et fusion avec les appareils de l’Etat. Les mécanismes pour cette intégration ont été multiples. Les plus notables sont ses liens avec les syndicats, une politique de réformes destinée à stimuler un modèle économique qui échangeait les aides européennes (UE) contre une désindustrialisation du pays. L’endettement servait d’instrument de compensation de la stagnation salariale. Dans la foulée s’opérait une financiarisation du système productif. L’effondrement de ce modèle, à partir de la crise de 2008, a également signifié une forte érosion de son rôle de référence sociale pour tout ce secteur de la classe laborieuse qui considérait jadis le PSOE comme un moindre mal comparé à la droite. Podemos a su se réapproprier le terme «socialiste» pour se positionner en tant qu’alternative face à la ruine de la «marque d’origine», y compris au moyen d’un «jeu discursif» s’appuyant sur une donnée aléatoire: le dirigeant de Podemos et le fondateur du PSOE portent le même nom [Pablo Iglesias, 1850-1925, il fut aussi dirigeant de l’UGT]. Ainsi, Podemos accuse le PSOE d’abandonner ses objectifs fondateurs et appelle à les récupérer dans le cadre de la construction d’un nouveau sujet politique. Les socialistes peuvent ainsi retrouver la fierté de l’être, mais en dehors du PSOE, perçu comme un cadre caduc et en voie de décomposition.

 

Si nous comprenons le «sens commun» à la manière de Gramsci, c’est-à-dire comme une synthèse entre l’idéologie de la classe dominante et les conquêtes contre-hégémoniques des subalternes dans leur lutte contre cette idéologie dominante, il ne fait aucun doute que l’ambivalence discursive de Podemos permet de recueillir une bonne partie du capital historique accumulé autant par les luttes que par l’histoire du mouvement des opprimé·e·s. Mais cette ambivalence – indispensable et si utile pour un processus d’agrégation populaire massif – devra également faire face à des défis dictés par l’agenda politique dominant. Un agenda, ne l’oublions pas, qui continue d’être marqué par des faits étrangers aux actions de Podemos, même si ce dernier constitue déjà un élément de l’équation. Que se passera-t-il le jour de la consultation catalane [prévu le 9 novembre 2014] ? Le sens commun qui domine dans une grande partie – voire la majorité – de ceux qui s’identifient à Podemos ne les pousse pas précisément dans le sens d’un soutien au droit des Catalans à décider [l’indépendance], même si certains dirigeants de Podemos ont défendu le droit de décider des Catalans. Beaucoup de pédagogie et de courage seront nécessaires pour que ne s’impose pas en Espagne le sens commun dominant, c’est-à-dire celui de l’unité de l’Espagne. Mais Podemos, au moins, a ouvert la possibilité de résoudre cette situation de manière démocratique.

 

 

- On n’invente pas les formes

L’une des caractéristiques des périodes de reflux réside dans le fait que la gauche a tenté d’intégrer les personnes dans ses propres structures plutôt que d’aller vers les structures que «génèrent» les gens. C’est, jusqu’à un certain point, compréhensible. S’il n’y a pas de mouvement, il n’y a pas de lieu où aller, ce qui entraîne le repli et l’isolement. C’est la raison pour laquelle les attaques gratuites, très à la mode dans certains secteurs, contre la gauche qui a résisté à toute la vague néolibérale qui a précédé le 15M sont souvent peu matérialistes et injustes. La tragédie n’est pas cette résistance, qui ne mérite que le respect. La tragédie se produit plutôt lorsqu’il y a un changement d’époque, lorsque le mouvement surgit dans l’histoire. Les tentatives de ne pas disparaître en périodes de reflux ou de crise du mouvement se concrétisent souvent sous forme de tendances bureaucratiques, car sans la pression de ceux d’en bas, ce sont les institutions dominantes qui font pression à partir d’en haut. C’est ainsi que les organisations traditionnelles de la gauche ont eu une tendance à se transformer en appareils conservateurs en raison de la pression générée par les liens avec les appareils de l’Etat et les dynamiques de résistance basées uniquement sur la lutte électorale.

 

Lorsque le mouvement populaire fait de nouveau irruption, toutes ces routines sont remises en question. La marée du 15M fut précisément cette irruption du mouvement, après le désert et l’apathie néolibérale, avec le retour du collectif, avec la création de formes organisationnelles qui répondaient aux problèmes de la majorité de la population, à la réalité quotidienne des gens. Emmanuel Rodriguez dans son ouvrage Hipótesis Democracia décrit à la perfection les formes que propose (et impose) le mouvement 15M : « Ample, sous forme d’assemblées, sans structures déterminées, dans la rue et sur la toile. Spontanément, sa forme s’adapte à celle d’un mouvement constituant dans lequel peut participer n’importe qui. Les assemblées sont ouvertes et peut y participer qui le souhaite ».  

 

Podemos tient sa force précisément dans le fait de ne pas tenter d’imposer des formes, mais en permettant de reprendre celles qui ont été expérimentées sur les places, ouvrant des espaces de participation pour les gens. Cela explique la capacité que possède Podemos «d’additionner»: on n’exige pas aux gens de s’intégrer dans une structure prédéfinie, mais est offert plutôt un espace à configurer. Cela différencie Podemos du reste des organisations politiques. Avec Podemos, on parlerait plutôt d’auto-organisation, d’un «do you it yourself» opposé au modèle des organisations politiques de la gauche traditionnelle où la relation entre militant et structure est préfigurée à l’avance.

 

Ce grand avantage n’est pas exempt de problèmes. Les problèmes les plus immédiats sont provoqués par la nécessité de donner forme à des structures propres, capables d’agir de manière pratique, de s’adapter aux temps imposés par la vie quotidienne. Le défi consiste à parvenir à adapter la participation à la vie et non la vie à la participation. Pour cela, la définition de structures peut être utile pour qu’après le moment d’euphorie initial ne se perde pas l’impulsion démocratique. Il faudra examiner si cette génération de structures est capable de se diffuser depuis en bas jusqu’en haut. En raison des caractéristiques mêmes du projet (lancé «depuis en haut»), l’espace depuis lequel se dirige le projet est «fermé». D’où le fait que nous nous trouvons, de facto, en présence de deux processus parallèles dans Podemos qui n’interagissent pas. L’un, à partir d’en bas, expérimental, créatif, ouvert et un autre, d’en haut, fermé, beaucoup plus rapide au moment d’agir, qui envoie des décisions à l’ensemble de Podemos. Il est nécessaire d’équilibrer progressivement cette relation entre «en haut» et «en bas», sans perdre de vue que ce qui se bouge dans les marges, en produisant des mécanismes de contrôle et de décision qui parcourent tout l’espace de Podemos. La nouvelle période qui s’ouvre, dans laquelle Podemos sera lié aux institutions (et à ses «récompenses» matérielles), est également un cadre connu pour un processus accéléré de bureaucratisation s’il n’y a pas un fort contrôle de la base, si ne s’élaborent pas des canaux qui coulent de haut en bas et de bas en haut. Il ne s’agit pas de liquider la capacité de décision des cercles exécutifs, mais plutôt de créer la possibilité de les élire et de les contrôler par des assemblées, introduisant des principes de rotation et de révocabilité, en cherchant un équilibre entre l’autonomie des cercles[4] et l’ensemble du projet. Le discours de Podemos a beaucoup insisté sur la participation et le contrôle démocratique, avec pour objectif de modifier la logique de la représentation. Reste à créer les conditions qui ont été énumérées pour sa concrétisation.

 

Il ne faut pas masquer les tensions qui peuvent naître dans un espace aussi hétérogène que celui de Podemos. Ces dernières ne peuvent être «gérées» que si l’on produit un cadre stable, toujours ouvert et suffisamment fort pour pouvoir engendrer une nouvelle culture politique qui fasse que tous les débats soient canalisés par des structures démocratiques, surgies depuis la base, perméables à la société. Ces mécanismes ne doivent pas être paralysants puisqu’ils ont comme objectif la bataille politique contre les classes dominantes. Mais ils doivent en même temps intégrer ce qui différencie Podemos de la simple efficacité technocratique.

 

L’une des grandes différences de Podemos par rapport à d’autres formations réside dans le fait que les mécanismes qui lient les gens permettent de décider, de donner son opinion tout en visant à donner des solutions aux débats politiques. C’est la raison pour laquelle – au-delà de l’élan généré par l’espérance première – se fait nécessaire une nouvelle culture qui rompe avec la vieille politique basée sur les familles politiques, les réseaux informels ou les réunions de couloir. Ces structures ne peuvent se construire que si le pouvoir (qui, en dernière instance, est une fiction, un accord consensuel que toutes les parties acceptent) émane de structures visibles, transparentes, fondées sur des règles claires et simples. Ce type de mécanismes est le plus utile pour produire une identité commune basée sur «l’agir politique», l’appartenance au projet, son caractère non excluant, au-delà les sigles antérieurs, des groupes d’affinité ou simplement de non-inscription identitaire. C’est là le défi interne le plus important auquel fait face Podemos: passer de l’agrégation enthousiaste à la politique au jour le jour, sans perdre en vitalité, en énergie, en émotion, en démocratie. Ce sera difficile mais pas impossible.

 

 

- Le défi est de gagner

L’un des grands paris de Podemos était de rompre avec la dichotomie entre ce qui relève du domaine électoral et ce qui a trait au processus de lutte et d’auto-organisation. Tout au long du processus qui a précédé les élections européennes du 25 mai, Podemos a construit un mouvement politique électoral massif, ayant une vocation de continuité, dans un contexte dans lequel les mobilisations de rue étaient en reflux, à l’exception de la reprise des Marches de la dignité du 22 mars.

 

D’un côté, ce «processus constituant» n’aurait pas été possible sans l’accumulation de forces provenant des multiples mobilisations antérieures, qui marquent toujours la conscience des phases qui suivent. Mais il est également certain que Podemos a utilisé les élections pour réaménager le champ politique. Pour la première fois, la bataille électorale n’a pas été envisagée comme une «guerre de positions» avec les forces accumulées, mais comme une «guerre de mouvements» rapides, ayant pour objectif de rassembler de nouveaux secteurs sociaux pas liés à l’accumulation des forces produites lors les mobilisations antérieures. C’est cette utilisation des processus électoraux qui a donné naissance à ces cercles qui ont vécu et agi dans la campagne électorale en tant qu’acteurs d’une mobilisation: ils cherchaient à recueillir des voix en même temps que s’ouvraient des espaces pour l’auto-organisation populaire.

 

Podemos est né avec un horizon concret : déloger les partis du régime des institutions. Mais cela ne signifie pas nécessairement « gagner ». Gagner c’est pouvoir gouverner, plus même, c’est doter les classes populaires de mécanismes pour l’auto-gouvernement en même temps que l’on déloge du pouvoir les classes dominantes, démantelant ses mécanismes de domination. Cela ne se réalise pas par décret, ni du jour au lendemain, il s’agit d’un processus qui, dans le contexte historique actuel, ne peut qu’être initié par une victoire électorale. Podemos doit s’y préparer, affrontant les campagnes électorales sous un angle offensif tandis que, parallèlement, on se prépare à aborder la question du gouvernement au-delà du simple discours. Quelqu’un doute-t-il que le programme de Podemos rencontrerait des résistances venant du capital financier international, des grands entrepreneurs ou de la caste liée aux appareils de l’Etat ? Comment gouverner des municipalités endettées par les politiques néolibérales ? Comment s’opposer à une fuite des capitaux, réaction plus que possible face à l’implantation d’une fiscalité fortement progressive ? Il est nécessaire de construire des pouvoirs populaires préparés à résister à cette pression qui se déchaînera en cas de victoire électorale. Il ne suffira pas de contrer les menaces catastrophistes des grands médias avec des démentis verbaux: la meilleure forme de les combattre sera un peuple qui a confiance en lui-même, préparé à exercer le pouvoir.

 

Les cercles Podemos sont l’un des espaces indispensables pour affronter cette tâche. Il faut préciser auparavant que les cercles ne sont pas des mécanismes de pouvoir populaire: ils sont des outils, mais ils représentent un plus pour la construction de ce pouvoir populaire au service d’un gouvernement des citoyens et citoyennes. Il s’agit de maintenir des rapports constants et étroits avec les gens des quartiers, des lieux de travail et d’études, en évitant de se limiter à des consultations sur internet, très utiles et indispensables pour faciliter des mécanismes de décision, mais incapables de construire une politique «chaleureuse», appuyée sur la délibération collective et la construction de communautés enracinées dans la vie quotidienne des territoires.

 

Il s’agit donc de combiner les formules virtuelles et la présence sur le terrain, utilisant tous les instruments à notre disposition pour construire, lier et susciter la participation de la majorité sociale. Cela ne signifie nullement que les cercles doivent prendre toutes les décisions concernant Podemos, mais bien qu’ils doivent participer à l’élaboration des questions présentées à la population, pour éviter que les réponses possibles ne soient définies que par quelques-uns. C’est seulement de cette manière que les cercles se transformeront en espaces ouverts, perméables à la sensibilité et aux problèmes de ceux et celles d’en bas.

 

Les cercles peuvent également être ce lien entre tout le capital accumulé au sein de la société civile et des institutions. Les tâches sont concrètes: discuter avec les organisations sociales non seulement pour se solidariser avec elles, mais pour recueillir leurs expériences face à l’élaboration d’une alternative de gouvernement – les Marées blanche [santé] ou verte [éducation] ou la PAH [plate-forme contre les expulsions de logement] ont accumulé une expérience précieuse qui devrait servir de base à certaines politiques publiques au service de l’ensemble de la société; tisser des liens entre les forces vives des quartiers et des villes; rendre visibles des problèmes ignorés par les autorités; se transformer en un lieu de rencontre ouvert pour tous les habitants; être un mécanisme pour la formation politique de citoyens qui ont besoin d’apprendre ensemble à se gouverner eux-mêmes…

 

Tout mouvement transformateur possède plusieurs pieds. L’électoral est l’une d’entre eux. Les activistes en sont un autre. Sans doute, les porte-parole et les figures publiques représentent un autre, indispensable. Nous avons parlé d’élections, d’outils discursifs, de comment utiliser l’énergie militante pour construire un pouvoir populaire.

 

Mais il reste un quatrième pied pour se mouvoir: les gens «invisibles», ceux qui vivent à la marge de cette expression de la vie publique qu’est la politique. Pour cela, il est nécessaire de comprendre Podemos comme un champ fluide, loin de la rigidité de la politique traditionnelle, qui ne conçoit la construction des sujets que sur la base des expressions visibles. Il nous reste le défi immense d’être l’espérance de ceux qui ne croient en rien, de ceux qui vivent à la marge de l’exercice de la politique, d’être l’espoir de ceux qui vivent désabusés. Cette puissance sociale ne s’exprimera pas jusqu’à ce qu’une force politique comme Podemos ait fait la démonstration qu’elle ne va pas décevoir. Le défi le plus grand de Podemos est de créer de la confiance dans un monde plein de suspicions, où tout a échoué et où il ne reste rien de très crédible[5]. Parce que si Podemos ne réussit pas à insuffler cette confiance, il peut surgir des monstres tels que des pulsions totalitaires et des faux idoles. La responsabilité est peut-être excessive pour une force aussi jeune, mais elle est réelle. Il nous revient à toutes et à tous d’être à la hauteur.

 

Notes

[1] Ancienne porte-parole de la PAH, mouvement qui s’oppose aux expulsions de logement en Espagne, qui est devenue une «figure» de référence des mouvements sociaux. Elle a lancé récemment une proposition de rassemblement de mouvements et d’organisations – y compris Podemos – pour se présenter aux élections municipales à Barcelone en mai 2015. Cette initiative porte le nom de Guanyem Barcelona. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Né en 1935, activiste antifranquiste bien que magistrat sous la dictature, procureur anticorruption entre 1995 et 2003, il a été l’un des 5 élu·e·s au parlement européen de Podemos, place qu’il a laissée, comme il l’avait annoncé, à Tania Gonzalez, qui figurait en sixième position de la liste Podemos. (Rédaction A l’Encontre)

[3] Podemos a utilisé le référendum online lors de primaires servant à déterminer ses candidats aux élections européennes du 25 mai 2014, ainsi que pour approuver l’équipe de direction, dans des conditions problématiques, jusqu’à l’assemblée constituante de Podemos à l’automne. (Rédaction A l’Encontre)

[4] Mi-juin, Podemos compte, outre des «cercles thématiques»,  507 cercles répartis dans tout l’Etat espagnol, plus quelques dizaines en dehors de l’Etat espagnol. (Rédaction A l’Encontre)

[5] Le quotidien français Le Monde, en date du 30 juin 2014, sous le titre tapageur «L’indigné espagnol qui veut bousculer l’Europe», relate la candidature de Pablo Iglesias à la présidence du Parlement européen. Il est présenté par la Gauche unitaire européenne (GUE) qui détient 52 députés sur 751. Un accord entre le Parti populaire européen (PPE) et la social-démocratie européenne fait du social-démocrate allemand Martin Schulz le candidat qui a toutes les chances d’être élu au premier tour. L’élection aura lieu le 1er juillet, à Strasbourg. Dans l’article mentionné, la correspondante du Monde à Madrid, Sandrine Morel, dresse à sa façon le portrait de Pablo Iglesias.

 

Pour en savoir plus :

- Podemos : entretien avec un militant

- Pourquoi Podemos progresse quand le Front de gauche patine

- Podemos, le parti politique alternatif espagnol qui étend la démocratie en ‘Cercles’

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Rédacteur

  • Pour une Révolution citoyenne par les urnes
  • Retraité SNCF, engagé politiquement depuis l'âge de 15 ans, militant du PCF de 1971 à 2008, adhérent au Parti de Gauche et à la France Insoumise depuis leur création, ex secrétaire de syndicat, d'Union locale et conseiller Prud'homme CGT  de 1978 à 2022.
  • Retraité SNCF, engagé politiquement depuis l'âge de 15 ans, militant du PCF de 1971 à 2008, adhérent au Parti de Gauche et à la France Insoumise depuis leur création, ex secrétaire de syndicat, d'Union locale et conseiller Prud'homme CGT de 1978 à 2022.

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