L'Humanité : Le président de la République, Emmanuel Macron, a confirmé la méthode par ordonnances concernant la réforme du Code du travail ; comment réagissez-vous ?
Après les premières rencontres concernant la réforme du Code du travail, la méthode de concertation des organisations syndicales, représentantes légitimes des salariés, interroge. Entretiens croisés de :
Sophie Béroud Maître de conférences en science politique
Jean-Claude Mailly Secrétaire général de Force ouvrière (FO)
Philippe Martinez Secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGT)
Sophie Béroud : Cela s’inscrit dans la suite de la campagne menée par Emmanuel Macron, avec une très forte mise à distance des outils et des dispositifs du dialogue social. Le nouveau président et aujourd’hui son gouvernement font comme si la n’existait pas. Elle prévoit pourtant une phase de concertation avec lesdits « partenaires sociaux » pour tout projet gouvernemental impliquant des réformes dans le domaine des relations de travail et de l’emploi, dans le but d’ouvrir des négociations. De négociations, il n’en est pas question aujourd’hui dans le discours d’Édouard Philippe. Celui-ci a évoqué tout au plus des « discussions » avec les syndicats. On le voit, c’est un très fort recul par rapport à la reconnaissance du rôle et de la place des syndicats dans le fonctionnement du régime démocratique : alors même qu’ils devraient être considérés comme des institutions centrales de représentation des travailleurs. C’est un déni de démocratie, comme si l’exécutif à lui seul incarnait l’ensemble des institutions démocratiques. Ce n’est pas le cas, une démocratie a besoin de contre-pouvoirs, avec le Parlement, mais aussi les organisations dont se dotent différents groupes sociaux. La volonté affichée du gouvernement est « d’aller vite », sans doute pour profiter des divisions syndicales encore bien présentes après la bataille contre la loi travail, et surtout achever l’entreprise de démantèlement du droit du travail et des protections sociales bien entamée avec les lois Macron et El Khomri.
Jean-Claude Mailly : L’ordonnance est un outil constitutionnel mais pas démocratique en ce sens où elle prive le Parlement de débat de fond. Ce qui compte, c’est le contenu de l’ordonnance. Si nous le partageons, cela ne pose pas de problème. Mais cela suppose une réelle concertation et une prise en compte des analyses et positions syndicales. Je rappelle par exemple que l’ordonnance fut utilisée en 1945 pour la création de la Sécurité sociale ou au début des années 1980 pour la cinquième semaine de congés payés. Par contre, si l’ordonnance est imposée pour passer en force, alors il y a un problème majeur.
Philippe Martinez : Le problème pour la CGT, ce ne sont pas les ordonnances. C’est leur éventuel contenu. Si le gouvernement décide d’une ordonnance mettant en place le Smic à 1 800 euros ou établissant la semaine des 32 heures, il n’y aura aucun problème ! Un certain nombre d’ordonnances ont d’ailleurs déjà été dans le sens du progrès social. Cela s’est fait en conjuguant mobilisation sociale et volonté politique. Alors qu’est-ce qui oblige le gouvernement à une telle urgence, si ce n’est une volonté de passage en force ? Pourquoi ne pas prendre le temps d’un véritable échange ?
L'Humanité : Cette réforme qui concerne notamment les accords et les conventions collectives, pose donc aussi la place des organisations syndicales dans la démocratie sociale. Quels en sont les enjeux ?
Jean-Claude Mailly : Le premier enjeu est la conception en matière de dialogue social et de liberté de la négociation collective. Ainsi, dans l’esprit du président de la République, quelle place et quel rôle envisage-t-il pour les confédérations syndicales ? Pour Force ouvrière, le syndicalisme comme la négociation collective doivent être articulés et coordonnés entre les différents niveaux, de l’interprofessionnel national à l’entreprise. C’est pour cette raison notamment que nous nous sommes opposés à la loi travail, qui, en matière de temps de travail, donne priorité au niveau de l’entreprise, au détriment de la branche. La valeur républicaine de l’égalité, ou la République sociale, suppose un minimum d’égalité de droits, ce qui passe par la négociation au niveau national. Je rappelle que si la France a un taux de couverture conventionnelle élevée, c’est grâce à l’existence des conventions collectives nationales dans le privé et des statuts dans le public.
Philippe Martinez : Toutes les études ont montré qu’en aucun cas un marché du travail « assoupli », un Code du travail au rabais et une facilité de licenciement accrue pour les entreprises n’étaient des facteurs créateurs d’emplois. Affaiblir les droits et la protection des salariés revient à autoriser purement et simplement le dumping social et à affaiblir également les entreprises notamment les plus petites, mises de fait en concurrence. La nouvelle réforme XXL annoncée par Emmanuel Macron n’a donc aucun sens et conduirait au contraire à fragiliser encore plus les petites et moyennes entreprises, donc la majorité du salariat, en les rendant encore plus dépendantes des exigences de rendement financier des donneurs d’ordres. Il s’agit de brouiller totalement tous les repères collectifs des travailleurs, les enfermer dans un droit du travail minimal sans cesse remis en cause. Cette précarité et cette individualisation des garanties collectives sont de nature à changer profondément la nature de la démocratie sociale, en favorisant un syndicalisme de résignation, qui valide les régressions sociales. La volonté affichée par le président de la République de plafonner les indemnités prud’homales en cas de licenciement s’inscrit dans la même logique de régression sociale.
Sophie Béroud : On voit se dessiner depuis une série de lois la volonté de réduire l’activité syndicale à la seule négociation d’entreprise, et ce de façon fractionnée, entreprise par entreprise. Les projets d’Emmanuel Macron s’inscrivent complètement dans cette optique. La conception qui semble être la sienne des syndicats fait d’eux des organisations intégrées à l’ordre managérial, avec la valorisation d’une seule communauté d’intérêts, celle de l’entreprise. L’un des enjeux est ainsi de rappeler que l’activité syndicale ne se réduit pas à la seule négociation, mais intègre la production de revendications et de solidarités transversales et qu’il faut donner aux syndicats les moyens – accords de branche, lois – pour accomplir ces tâches. Émietter la représentation syndicale, l’enfermer dans l’entreprise et ne lui donner que celle-ci comme horizon, c’est contribuer à l’affaiblir plus encore en tentant de la dépolitiser. D’autant plus qu’on sait combien les syndicalistes qui portent une autre conception que celle-ci subissent des formes de répression.
L'Humanité : Comment peut-on aujourd’hui raviver la démocratie sociale ? Quelles sont les alternatives ?
Sophie Béroud : Sous les mandats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, une partie du discours dominant sur la démocratie sociale tendait à réduire celle-ci, d’un côté, à des procédures de consultation au sommet et, de l’autre, aux activités de négociation dans l’entreprise. C’était là une façon de récupérer un idéal présent depuis longtemps au sein du mouvement ouvrier – celui de forger une véritable démocratie économique et sociale – en changeant le contenu de ce référent. Il me semble important de mener la bataille sur le sens des mots. Penser les conditions d’une démocratie sociale, c’est avant tout partir de la possibilité des salariés d’intervenir sur leur travail, de pouvoir participer à son organisation, de pouvoir discuter des façons de produire et des usages ou de la finalité de cette production, que ce soit des biens ou des services. Si l’on investit véritablement cette notion de démocratie sociale, on soulève bien des enjeux : comment renforcer les droits d’expression et d’intervention des travailleurs ? Comment reconnaître véritablement l’apport que représente leur travail ? Comment restreindre le pouvoir unilatéral des actionnaires ? Cela pose aussi l’exigence d’un souci permanent de démocratie dans les syndicats : en termes de rotation des mandats, de parité, de représentation des plus précaires et des plus exploités.
Jean-Claude Mailly : On peut raviver la démocratie sociale en respectant l’articulation des niveaux de négociation et la liberté de négociation, en respectant la hiérarchie des normes, en élargissant l’article L.1 du Code du travail concernant les obligations d’un gouvernement quand il veut modifier les règles dans le champ social. Par exemple sont exclus du champ la protection sociale et les cas d’urgence. Renforcer la démocratie sociale, c’est aussi respecter la liberté syndicale, ce qui passe par la libre désignation du délégué syndical par les adhérents, contrairement à ce que prévoit la représentativité. Sur ce point, nous sommes d’ailleurs suivis par le Bureau international du travail (2). C’est aussi prendre des dispositions pour assurer un bon déroulement des négociations à travers des accords, obligatoires, de méthodologie et des moyens suffisants pour les délégués. C’est respecter le paritarisme dans tous les secteurs autour du contrat de travail, ce qui constitue une garantie pour l’ensemble des travailleurs. Ce ne sont là que des exemples. D’une manière générale, il ne faut plus que le social soit la variable d’ajustement des dogmes économiques.
Philippe Martinez : La CGT est convaincue que la démocratie doit s’appliquer dans les entreprises et les services. C’est pourquoi il faut renforcer le droit à la négociation. C’est à la fois un moyen de lutter contre l’inégalité des droits entre les salariés, selon l’entreprise, voire le territoire où ils travaillent et de lutter contre le dumping social. Nous avons été auditionnés, il y a quelques mois, en période de campagne présidentielle, par une commission sénatoriale formée à la demande de l’UDI sur « comment faire une réforme du droit du travail sans soulever de mouvement de contestation ». Eh bien, la CGT recommande au gouvernement de s’appuyer sur le travail mené par le groupe de chercheurs GR-Pact (3) à la rédaction d’un nouveau Code du travail. Cette proposition de Code du travail démontre, à l’opposé des objectifs de la réforme voulue par le gouvernement, la possibilité, pour peu d’en avoir la volonté, d’allier une réécriture complète du Code du travail pour le simplifier tout en proposant de nouvelles protections aux travailleurs, à toutes les personnes en contrat de travail quelle que soit leur nature et même à celles et ceux qui n’ont pas de contrat de travail et subissent un lien de subordination commercial sans aucune protection. C’est pourquoi nous avons une proposition d’un nouveau statut du travail salarié, assorti d’une sécurité sociale professionnelle, qui doit être élargi aujourd’hui à l’ensemble des travailleurs. Nous devrions travailler sur une démocratie sociale fondée sur le progrès, la justice sociale, la redistribution des richesses, l’emploi de qualité pour toutes et tous, avec notamment la réduction du temps de travail, des salaires décents, la possibilité d’exercer pleinement ses droits et libertés syndicales et aller vers une « démocratisation » réelle des lieux de travail. Cela doit s’accompagner d’un renforcement des prérogatives des institutions représentatives des salariés, chacune dans leur mission respective.
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