« C’est important de se construire en se disant que nos parents n’ont pas passé leur temps à baisser la tête. Parce que j’entends beaucoup dire, nos parents rasaient les murs, nos parents baissaient la tête. Ce n’est pas vrai ! Nos parents se sont battus et ont très tôt revendiqué des choses. Les luttes d’aujourd’hui sont les héritières de ces luttes là ».
Rokhaya Diallo, dans Noirs de France (2011)
Sources : par | mis à jour le 03/07/2021
Au cours des années 70, la condition des travailleurs immigrés sur le territoire français fait son entrée sur la scène politique et sociale. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le nombre d’étrangers installés dans l’hexagone a plus que doublé. Ces personnes sont venues participer à la reconstruction du pays et fournir une main d’œuvre nécessaire à la production, notamment dans l’industrie. Ainsi, dans certaines usines (automobile…), les immigrés représentent parfois l’essentiel des travailleurs. Cependant, leurs conditions de travail, mais aussi de vie, sont très précaires. Exploités, logés dans des taudis, ils doivent affronter la peur de la police en raison de l’instabilité de leur statut juridique, mais aussi les agressions racistes. La France ne peut alors plus ignorer l’insupportable situation de ces populations. Considérés comme des travailleurs passagers, constamment sous pression, tout est cependant fait pour éviter l’émergence de luttes autour de leur sort. Et pourtant, de grandes mobilisations vont voir le jour à l’époque. Celles-ci sont une part importante et pourtant souvent négligée, de l’histoire des luttes ouvrières, politiques et sociales sur le sol français.
Ils ont eu le courage de dire « non » aux atteintes à la dignité humaine
Les luttes menées par les travailleurs immigrés au cours des années 70 visent avant tout à améliorer les conditions de vie et de travail de ces déracinés qui ont rejoint la France dans l’espoir d’améliorer leur sort. Cependant, il est nécessaire de ne pas les réduire uniquement à cela. En effet, ces combats sont avant tout des mouvements sociaux pour la dignité humaine dont les conséquences seront bénéfiques pour l’ensemble de la société.
On peut déterminer quatre grands types de mobilisations. Les luttes ouvrières tout d’abord. C’est probablement dans ce domaine que l’appellation « lutte de l’immigration » est justement la plus inappropriée. En effet, les revendications des grévistes concernent les cadences, les inégalités salariales ou encore l’insalubrité de l’activité dans certaines usines (comme sur les sites de la société Penarroya), des problèmes qui touchent alors l’ensemble des travailleurs.
Si les conditions de travail des ouvriers sont difficiles, leurs conditions de vie le sont tout autant. Dans les bidonvilles, notamment en région parisienne, les drames se multiplient. C’est justement dans le domaine du logement que les travailleurs immigrés vont mener l’une des luttes les plus emblématiques de l’époque, la grève des loyers dans les foyers Sonacotra.
Les années 70 se caractérisent aussi par le durcissement des politiques en ce qui concerne le séjour et l’emploi des immigrés en France (circulaires Fontanet-Marcellin, suspension de l’immigration de travail…). Face aux expulsions de sans-papiers, d’importants mouvements de protestation vont se mettre en marche. Ces luttes prendront alors une forme singulière, celle de la grève de la faim. Elles permettront notamment l’assouplissement des différentes mesures et conduiront aux régularisations de 1981.
Le dernier domaine dans lequel les travailleurs immigrés vont se mobiliser est celui de la lutte contre le racisme. En effet, une vague de xénophobie traverse la France à l’époque. Les ratonnades sont quotidiennes et la parole raciste se libère. Les maghrébins en sont les premières victimes. En 1973, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) organise une grève générale contre le racisme qui sera très suivie dans les Bouches-du-Rhône.
Par leur forme (grève des loyers, grève de la faim…), leur organisation (création de mouvements autonomes, indépendance vis-à-vis des partis et syndicats…), leur capacité à mobiliser (en nombre et dans le temps), ces différentes luttes menées par les travailleurs immigrés sur le sol français vont considérablement marquer les années 70.
La lutte des ouvriers de Penarroya pour le droit à la santé (1971-1977)
Au cours du XXe siècle, le secteur industriel a beaucoup fait appel à la main d’œuvre immigrée. Ceci à tel point, que dans certaines usines les chaines de production sont exclusivement composées d’étrangers. Durant les années 70, les mouvements de grève vont s’y multiplier. Si des formes de racisme sont dénoncées (usine Renault à Aulnay en 1971, Girosteel au Bourget en 1972…), ce sont les conditions de travail et la question des salaires qui mobilisent principalement (Renault à Boulogne en 1973…).
L’une des luttes les plus emblématiques reste celle des ouvriers de Penarroya [1] entre 1971 et 1977. Premier producteur de plomb au monde, le groupe possède à l’époque de nombreuses usines dans tout l’hexagone. Parmi elles, celles de St-Denis et de Lyon, constituées essentiellement d’ouvriers maghrébins. Sur ces lieux de production, l’activité principale repose sur le retraitement du plomb. Un travail alors extrêmement dangereux, car effectué sans réelle protection et dans des locaux insalubres.
« L’air que nous respirons est plein de vapeur et de poussière de plomb qui donne la maladie professionnelle que certains d’entre vous ne connaissent que trop : le saturnisme. Cette maladie détruit le sang, attaque les articulations. Certains d’entre nous ont une grande difficulté à fermer les mains, à marcher même. […] La direction ne veut pas admettre que cette maladie est dans l’usine. […] Si un ouvrier se plaint des mauvaises conditions de travail, la direction répond toujours que c’est de sa faute, qu’il n’applique pas les “règles de sécurité”… Quoi qu’il arrive dans l’usine, c’est toujours nous qui sommes fautifs ! » [2].
Un état des choses alarmant qui pousse les près de 130 ouvriers de Saint-Denis à se mettre en grève et à occuper leur usine entre le 19 janvier et le 6 février 1971[3]. Hausse des salaires, réparation des douches, entretien des vestiaires, lavage des bleus de travail ou encore gratuité des chaussures de sécurité, la quasi-totalité de leurs revendications sont alors satisfaites.
La singularité de cette lutte réside principalement dans la forme qui va lui être donnée par les ouvriers. Tout d’abord, ceux-ci décident rapidement de s’approprier leur combat en imposant l’élection de leurs délégués du personnel. Ainsi, pour la première fois, la quasi-totalité d’entre eux sont immigrés bien que la loi impose alors d’être français pour cela[4]. Les grévistes décident par ailleurs de mettre en place leur propre comité de sécurité.
« Depuis la grève, nous avons compris que les ouvriers doivent défendre leur santé. Après avoir été traités comme des bêtes pendant des années, nous avons compris que, pour la sécurité comme pour les salaires, seule la lutte dans l’unité peut faire reculer le patron. (…) Nous obligeons la direction à donner par écrit, à chaque ouvrier, le résultat des analyses de sang. Aidés par un médecin, nous apprendrons à connaître la maladie du plomb pour mieux nous défendre contre elle »[5].
Sortis victorieux de leur conflit avec la direction, les ouvriers dionysiens décident de nouer des contacts avec leurs collègues des usines d’Escaudoeuvres (Nord-Pas-de-Calais) et Gerland (Lyon). L’idée est simple, ensemble les travailleurs seront plus fort pour lutter contre le patronat et la maladie. Ainsi, pendant plusieurs mois, des rencontres ont lieu entre représentants des différents lieux de production.
Il ressort alors de ces échanges la décision d’un mouvement de grève sur chacun des sites avec des revendications communes pour le début de l’année 1972. Le mot d’ordre est simple, « notre santé n’est pas à vendre »[6]. Le 9 février, le conflit débute à Saint-Denis et Lyon. Cependant, c’est cette fois dans le Rhône qu’il va prendre de l’ampleur. En effet, les 105 grévistes de Gerland vont tenir tête au patronat pendant plus d’un mois[7].
Durant toute la durée du conflit ils vont bénéficier de la solidarité locale (dons des producteurs locaux…) et surtout de l’activité du comité de soutien créé pour l’occasion. Composé notamment de médecins et de chercheurs spécialisés dans la question du saturnisme, celui-ci va apporter une expertise médicale et sensibiliser l’opinion publique sur les maladies liées à l’exposition au plomb. L’intoxication de certains ouvriers est ainsi révélée grâce aux « consultations médicales militantes »[8] réalisées par certains spécialistes.
« Au terme d’un mois d’une grève au retentissement national, les ouvriers de l’usine de Lyon obtiennent de la direction de l’établissement que celle-ci « [s’engage] enfin à étudier un système d’élimination des fumées et des poussières de plomb », en même temps qu’une diminution des horaires de travail, une augmentation de salaires, l’embauche d’une infirmière à plein temps et la communication de leurs analyses médicales«[8bis] .
Cette grève va être à l’origine d’une campagne nationale de sensibilisation pour que le saturnisme soit reconnu comme une maladie professionnelle. Ce sera finalement chose faite le 2 juin 1977, après plusieurs années de lutte de la part des ouvriers immigrés de Saint-Denis et de Lyon. Par leur unité, leur détermination et leur organisation, ceux-ci vont ainsi participer à l’amélioration des conditions de travail dans toutes les usines de France, en faisant de la question de la santé un enjeu central des luttes ouvrières.
La grève des loyers dans les foyers Sonacotra (1974-1980)
Le 1er janvier 1970, 5 locataires d’un foyer d’Aubervilliers (4 sénégalais et 1 mauritanien) meurent asphyxiés. Loin d’être un cas isolé, ce drame de la misère illustre pleinement les conditions scandaleuses dans lesquelles vivent les travailleurs immigrés à l’époque. Exploités à l’usine, ils sont contraints d’accepter des logements insalubres, parfois dans de véritables bidonvilles. Le combat pour un habitat décent va alors prendre une place importante au cœur des luttes de l’immigration. La plus emblématique d’entre elles, reste celle des foyers Sonacotra entre 1974 et 1980.
Créée en 1956, la Société nationale de construction de logement pour les travailleurs (Sonacotra) est à l’époque le principal organisme chargé de la gestion des foyers accueillant la main d’œuvre immigrée. Plusieurs dizaines de milliers de personnes (essentiellement des africains subsahariens et des maghrébins) vivent alors dans ces hébergements généralement situés en zone périurbaine à proximité des sites industriels. Loin des villes et des réseaux de transports, à l’écart de la société donc.
« Les ouvriers immigrés sont obligés de vivre dans les foyers (…). Ailleurs c’est interdit pour eux ou c’est trop cher. Le système des foyers prisons, c’est fait pour emprisonner les ouvriers immigrés, c’est fait pour les mettre à part, pour les diviser d’avec les ouvriers français et pour les diviser entre eux. Ce système des foyers prisons c’est fait pour empêcher les ouvriers immigrés de défendre leurs droits » [9].
Quelques années après sa création, la Sonacotra est confrontée à des difficultés financières. Pour y faire face, elle décide à plusieurs reprises d’augmenter les loyers de ses résidents. En 1974, une partie d’entre eux décident de dire « non » et se lance dans une lutte qui va durer près de 5 ans avec un mode d’action singulier, la grève des loyers.
Rapidement, ils mettent en place un comité de coordination des établissements Sonacotra en grève afin de structurer le mouvement et de mener les négociations au niveau national et non foyer par foyer. Composé de 27 foyers à l’origine, le comité en regroupe près de 130 en juillet 1978. Les revendications de l’ensemble des résidents en grève sont donc communes.
Au-delà d’une baisse de 50% des loyers ou encore de la reconnaissance du statut de locataires [10], ils réclament le droit de pouvoir vivre dans la dignité. « Nous on demande de la liberté dans ces foyers, on ne réclame pas de dominer la France. (..) Je suis d’accord pour payer un loyer, mais un loyer juste, ni plus, ni moins »[11]. Les résidents dénoncent notamment le manque de confort. En effet, les chambres sont exigües (270 F la pièce de 6 m²) mal isolées, le mobilier et la literie vétustes.
Ils jugent par ailleurs les règlements intérieurs des foyers trop arbitraires et dénoncent l’autoritarisme de ceux qui les gèrent. Nombreux sont à l’époque les gardiens accusés de racisme et d’atteinte aux libertés des résidents. Ainsi, ceux-ci réclament tout particulièrement le droit de recevoir des visites quand ils le souhaitent, le droit de se réunir ou encore celui de d’organiser des activités sans que les gérants exercent un quelconque contrôle sur leur vie.
C’est dans l’est parisien que le mouvement éclot, au foyer Romain-Rolland de Saint-Denis. Il s’étend ensuite en Seine-Saint-Denis, à Bagnolet, Montreuil, puis il touche ensuite le Val-de-Marne. En mars 1976, près de 63 foyers sont touchés et plus de 20 000 résidents mobilisés. Dans chaque foyer, un comité de grève se met en place. Au niveau national, la coordination, rassemblant près de 30 nationalités, réunie régulièrement les délégués des différents établissements en lutte afin de structurer et d’organiser le mouvement.
Un rapport de force se met alors en place avec la Sonacotra. Pour répondre à la grève des loyers, celle-ci notifie dans un premier temps des avis d’expulsions aux grévistes. Puis, en avril 1976, elle parvient à faire expulser du territoire 16 résidents, délégués au sein de leur foyer. Cet acte marque alors un tournant.
En effet, un mois plus tôt, un premier grand meeting organisé à la Mutualité avait rassemblé près de 4000 personnes derrière les résidentes en lutte. L’ampleur des manifestations suite aux expulsions est alors tout autre. Le 24 avril, près de 25 000 personnes descendent dans les rues de Barbès à l’appel du comité de coordination des Foyers Sonacotra en lutte. La répression policière est d’autant plus un échec pour le logeur, que sur le plan juridique, les avocats du mouvement parviennent à faire annuler les expulsions et obtiennent le retour des 16 délégués. Quelques semaines plus tard, ceux-ci sont accueillis triomphalement à Orly par près de 20 000 personnes.
Si de nouvelles mobilisations d’ampleur (meetings, marches silencieuses…) voient le jour durant les mois qui suivent, une bataille juridique s’engage aussi entre les avocats du mouvement et la Sonacotra. C’est la commission technique créée dès 1975 qui est chargée de contester les expulsions mais aussi de construire une expertise solide visant à dénoncer les conditions de vie au sein des foyers. Elle recevra notamment le soutien et l’assistance technique d’avocats, de spécialistes du droit, de médecins ou encore d’associations comme la Cimade ou le Gisti. Suite à ses travaux, plusieurs plaintes seront déposées contre la Sonacotra.
Au la fin de l’année 1978, près de 130 foyers sont touchés par le mouvement de grève. 30 000 résidents cessent de payer leur loyer. Cependant, en 1979, la Sonacotra procède, avec l’aval de la justice, à des saisies-arrêts sur salaires et expulse des résidents partout en France. Plusieurs milliers de travailleurs immigrés se retrouvent alors à la rue. Entre autres mesures de représailles, la société ira jusqu’à procéder à la fermeture de certains foyers.
Au cours du mois de juin, les résidents occupant l’établissement de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) sont ainsi évacués par les CRS. Ne s’avouant pas vaincus, ils décident alors d’organiser un camp de fortune au pied du foyer. Un acte qui participera à médiatiser la lutte contre la Sonacotra. L’établissement ne rouvrira cependant ses portes que près d’un an plus tard.
Il faut finalement attendre l’année 1980 pour que cette longue et âpre lutte aboutisse enfin. Après cinq années de résistance les résidents en grève obtiennent en partie satisfaction. Foyer par foyer des accords sont signés avec la société Sonacotra. Les règlements intérieurs sont réformés (liberté de réunion, de visite…), la gestion des foyers se démocratise et les arriérés sont annulés (les saisies-arrêts sur salaires sont cassés par les tribunaux). Cependant, les grévistes n’obtiennent pas le statut de locataire, ni la reconnaissance du comité de coordination.
Si l’issue de ce mouvement d’ampleur a de quoi laisser un goût amer, les grévistes n’ayant pas obtenu gain de cause sur l’ensemble de leurs revendications, le combat des résidents au sein des foyers Sonacotra va profondément marquer la lutte pour le droit au logement en France. Malgré la répression et les difficultés quotidiennes rencontrées, celui-ci va prendre une ampleur nationale et rester sur le devant de la scène pendant plusieurs années. Probablement plus que tout autre, il va participer à éveiller les consciences quant aux conditions de vie des travailleurs immigrés sur le sol français.
Les grèves de la faim contre les expulsions (1972-1981)
Si au quotidien les travailleurs immigrés sont confrontés à des conditions de vie et de travail extrêmement précaires, ils doivent par ailleurs faire face à un arsenal de mesures prises par l’État visant à durcir leurs conditions d’entrée et de séjour sur le territoire français. Cependant, dans ce domaine comme dans ceux de l’emploi et du logement, une résistance farouche va se mettre en place afin de faire face aux circulaires et autres expulsions.
C’est en 1972, par l’intermédiaire des circulaires Marcellin-Fontanet[12], que l’État pose les jalons de sa politique de contrôle de l’immigration. Dorénavant, pour obtenir une carte de séjour, un travailleur doit présenter un contrat de travail d’un an et une attestation de « logement décent ». « Dans ces conditions, tout étranger qui perd son emploi se trouve en situation irrégulière, créant de la sorte la catégorie des étrangers « sans-papiers » en faveur desquels un vaste mouvement se constitue dès la fin de l’année 1972″ [13].
En effet, dès le mois de novembre une mobilisation d’ampleur se met en branle autour du cas de Saïd Bouzhiri et de sa femme. Arrivé en France en 1966, ce tunisien se voit refuser le renouvèlement de ses papiers sous prétexte qu’il a dépassé le délai légal de quelques jours. En réalité, c’est son activisme politique pour la défense du peuple palestinien et son implication au sein du Mouvement des Travailleurs Arabes qui font de lui une cible privilégiée pour la justice.
Refusant de se résigner, Said Bouzhiri et plusieurs autres migrants entament alors un grève de la faim au sein de l’église Saint-bernard à Paris. Un comité de soutien, composé notamment de personnalités comme Jean-Paul Sartre, se met en place rapidement et un premier rassemblement réunis près de 2000 personnes. Face à la pression les autorités doivent céder. Le militant tunisien et sa femme sont régularisés. C’est le début de l’important mouvement de défense des sans-papiers qui va toucher la France au cours des années 70.
A la suite de cette lutte victorieuse, des travailleurs menacés d’expulsion entament des grèves de la faim sur tout le territoire. En avril 1973, un meeting à la Mutualité rassemble plus de 3000 personnes autour de leur cause. Un mois plus tard, une grève de la faim illimitée est débutée dans l’église de Ménilmontant par 56 tunisiens. De nouveau sous pression, le gouvernement est contraint de faire marche arrière. Par la circulaire Gorse[14], il assouplit les précédentes mesures ce qui provoque la régularisation de près de 35 000 personnes. Une première grande victoire dans la lutte pour les sans-papiers.
L’année suivante cependant, dans un contexte de crise économique et de montée du chômage, Valéry Giscard d’Estaing, tout fraichement élu président de la République, décide de mettre fin à l’immigration de travail et de suspendre le regroupement familial[15]. S’ouvre alors une longue période, durant laquelle des mesures vont se multiplier afin de limiter l’arrivée et le séjour d’étrangers sur le sol français.
Les travailleurs sont incités au retour vers leurs pays d’origines, les renouvellements de carte de séjour limités, et le regroupement familial (de nouveau autorisé à partir de 1975) restreint. Les expulsions se multiplient. Créé en 1972, le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés) apporte un soutien moral mais aussi juridique aux sans-papiers menacés. Il participe notamment à faire annuler par le Conseil d’État les circulaires Marcellin-Fontanet en janvier 1975.
Les mesures répressives continuent de se multiplier cependant. Parmi elles, le recours à la double peine. Il est demandé aux préfets d’expulser automatiquement un étranger condamné à une peine de prison. « La double peine introduit une inégalité intolérable, car fondée sur la seule différence de nationalité, devant la justice : à délit égal, un étranger et un français ne sont pas punis de la même manière » [16].
Les militants politiques, les travailleurs engagés dans des luttes au sein de leur entreprise ou de le leur foyer, mais aussi et surtout les immigrés maghrébins, sont les plus touchés par le recours à la double peine. Un simple délit mineur peut par ailleurs engendrer une expulsion. « Un yougoslave condamné pour « ivresse », un tunisien taxé de « vagabondage », un espagnol, fils de réfugiés, qui est condamné à deux mois de prison et 500 frs. d’amende pour avoir volé des livres d’occasion, un cambodgien condamné à 2 mois fermes pour vol de livres, tous ont été expulsés pour « comportement préjudiciable à l’ordre public ».
En janvier 1980, la loi Bonnet est promulguée. Celle-ci rend notamment « plus strictes les conditions d’entrée sur le territoire ; elle fait de l’entrée ou du séjour irrégulier un motif d’expulsion au même titre que la menace pour l’ordre public ; elle permet donc d’éloigner du territoire les « clandestins » ou ceux dont le titre de séjour n’a pas été renouvelé ; enfin, elle prévoit la reconduite de l’étranger expulsé à la frontière et sa détention dans un établissement pénitentiaire pendant un délai pouvant aller jusqu’à sept jours s’il n’est pas en mesure de quitter immédiatement le territoire »[17].
Un mois plus tard, 17 travailleurs turcs du Sentier, employés clandestinement dans le secteur textile, lancent une grève de la faim afin d’obtenir la régularisation de leur situation. La question des conditions de travail des ouvriers employés au noir surgit alors sur la scène politico-médiatique. Après un mois de lutte[18], ils obtiennent la régularisation de près de 3000 travailleurs.
De son coté, le mouvement contre la double peine ne faiblit pas. Si des drames, comme l’immolation du jeune Ali gare Saint-Lazare en 1980, font resurgir la question sur le devant de la scène, c’est de nouveau une grève de la faim qui va pousser l’Etat à faire machine arrière. En effet, en avril 1981, à Lyon, un prêtre catholique (Christian Delorme), un pasteur protestant membre de la Cimade (Jean Costil) et un travailleur algérien en sursis d’expulsion (Hamid Boukhrouma) lancent une action de protestation au sujet du sort réservé aux enfants d’immigrés nés sur le sol français.
« L’expulsion est la grande peur chez les jeunes maghrébins et les jeunes immigrés en général (…). Nous avons choisi de mener cette action un peu dure, cette grève de la faim, pour obtenir du ministère de l’intérieur une circulaire stipulant que ne peuvent pas être expulsés des jeunes qui sont nés ou qui ont passé plus de la moitié de leur vie en France. Des jeunes qui sont peut être de nationalité étrangère au regard de l’administration mais qui sont français de fait [19].
En pleine campagne présidentielle, ils obtiennent le soutien de François Mitterrand qui dans une lettre leur promet de mettre « immédiatement fin » aux expulsions de jeunes immigrés si il est élu. Après 29 jours de lutte, le gouvernement, sous pression, décide de suspendre pour trois mois les expulsions (sauf en cas de délits graves). C’est une victoire pour les trois grévistes de la faim.
Quelques jours plus tard, François Mitterrand remporte les élections présidentielles. Le nouveau ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, annonce la suspension de toutes les expulsions et l’ interdiction d’expulser des étrangers nés en France ou entrés en France avant l’âge de dix ans. En quelques mois, 130 000 travailleurs immigrés sont régularisés, une partie des lois et circulaires des précédents gouvernement est par ailleurs abrogée (loi Bonnet…).
Ainsi, après une décennie de luttes, notamment caractérisée par les grèves de la faim, le combat contre les expulsions prend un nouveau tournant au début des années 80. Face à la multiplication des mobilisations sur l’ensemble du territoire, les gouvernements successifs ont à de nombreuses reprises été contraints de faire marche arrière. La cause des sans-papiers a fait son irruption sur le devant de la scène. En quête d’un statut juridique stable, les travailleurs immigrés obtiennent en 1984 la mise en place d’une carte de séjour unique de 10 ans suite à la marche pour l’égalité et contre le racisme [19bis].
Cependant, beaucoup reste alors encore à faire. Avec la montée du Front national, un discours xénophobe anti-immigration se propage au sein de la société française. De retour au pouvoir en 1986, le RPR adopte rapidement de nouvelles mesures répressives (loi Pasqua…). La promesse du candidat Mitterrand concernant le droit de vote des étrangers reste par ailleurs lettre morte.
La grève générale contre le racisme (1973)
Pour les travailleurs immigrés, vivre en France dans les années 70, c’est aussi faire face à un déchainement de violence raciste sans précédent. En effet, la décennie est marquée par la multiplication des ratonnades et des meurtres, notamment perpétrés à l’encontre de la communauté algérienne. Face à un État inerte et une justice souvent complice, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) va se mobiliser et impulser une dynamique protestataire. Point d’orgue de cette lutte, la grève générale contre le racisme de 1973.
Dix ans après la signature des accords d’Evian, haine, rancœur et esprit de revanche habitent encore les nostalgiques de l’Algérie française. Des mouvements d’extrême droite comme Ordre nouveau (organisme à l’origine de la création du Front national en 1972) contribuent à exacerber les haines et attiser les colères en diffusant un discours raciste et xénophobe dans lequel l’immigré est désigné comme l’unique responsable des mots de la société. De nombreux meetings sont organisés autour de la question de « l’immigration sauvage ». Sous la protection des forces de l’ordre [20], Ordre nouveau parcourt ainsi tranquillement la France afin de diffuser son message haineux.
Dans ce contexte, les crimes racistes se multiplient sur l’ensemble du territoire. Le 27 octobre 1971, à la Goutte d’or (Paris), le jeune Djilali Ben Ali, algérien de 15 ans, est assassiné de sang froid d’une balle dans la nuque par le concierge de son immeuble. Cet effroyable meurtre déclenche une mobilisation antiraciste d’envergure. A l’appel du Mouvement des travailleurs arabes, près de 3000 personnes manifestent leur peine et leur colère suite aux obsèques du jeune adolescent. Des personnalités comme Jean-Paul Sartre ou Michel Foucault s’engagent au coté du « Comité Djilali », créé au lendemain du meurtre, afin de dénoncer le climat raciste qui règne alors dans le pays.
Cette mobilisation provoque un début de prise de conscience au sein de la société française. Votée à l’unanimité des députés, la loi Pléven, qui vise à réprimer les actes racistes et xénophobes, est promulguée quelques mois plus tard, le 1er juillet 1972. L’incitation à la haine raciale et la provocation à la discrimination deviennent alors des délits.
Cependant, l’année 1973 est caractérisée par une effroyable recrudescence des actes et crimes racistes, notamment dans le sud de la France. Le 12 juin, des travailleurs immigrés qui manifestent dans les rues de Grasse pour l’obtention d’un titre de séjour sont pris à partie par des habitants. En quelques minutes, l’affrontement vire à la ratonnade générale dans les rues de la ville. A l’issue de ce déchainement de violence et de haine, le maire de la commune, Hervé de Fontmichel déclare : « Les arabes se comportent dans la vieille ville comme en terrain conquis (…), ces gens-là sont différents de nous, ils vivent la nuit (…), c’est très pénible d’être envahi par eux » [21].
C’est cependant à Marseille que l’été va être le plus meurtrier. On dénombre en effet pas moins de 11 algériens assassinées et plus de vingt blessés pour des mobiles racistes. Fin aout, le meurtre d’un conducteur de bus par un déséquilibré algérien contribue à exacerber la haine et provoque une explosion des violences. Une partie de la presse participe à jeter de l’huile sur le feu en publiant des articles xénophobes et en pointant du doigt la communauté algérienne. Dans son éditorial du 26 aout, le rédacteur en chef du Méridional, Gabriel Domenech (futur leader du Front national dans la région PACA) déclare par exemple :
« Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d’outre-Méditerranée ».
Malgré la multiplication des crimes, la justice fait preuve d’une insupportable clémence envers les assassins. Les enquêtes sont bâclées, elles ne voient parfois même pas le jour. Les non-lieux et reconnaissances de légitime défense se succèdent. Sur onze meurtres au sein de la cité phocéenne, seuls deux des présumés coupables seront arrêtés. Un seul passera devant une cour d’assise. Il n’écopera que de 5 mois de prison avec sursis [22]…
A Marseille comme dans le reste du le sud de la France, on trouve au sein des effectifs de police de nombreux anciens d’Algérie. Certains de ces agents, qui gardent une rancœur tenace depuis 1962 et pensent pouvoir agir en toute impunité, n’hésitent pas à passer à l’acte. C’est notamment le cas dans la nuit du 28 au 29 aout où le jeune Lhadj Lounès, tout juste âgé de 16 ans, est assassiné de trois balles dans le corps par un policier (hors service). Le même jour, un cocktail Molotov est projeté sur les murs d’une usine de la Ciotat employant majoritairement des algériens. Un nouvel acte de représailles qui fait sombrer la cité phocéenne dans la peur et la violence.
Ces évènements vont cependant provoquer une réaction immédiate de la part des travailleurs immigrés de la région. Dès le 31 aout, 1500 ouvriers des chantiers navals de la Ciotat se mettent en grève [23]. Le lendemain, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA), lance un appel à la grève générale contre le racisme pour le 3 septembre.
Fondé en 1972 par des proches de la Gauche prolétarienne et des militants arabes (algériens, tunisiens…) des comités Palestine, le MTA est à l’époque de toutes les luttes pour la défense des immigrés sur le sol français. Il « inscrivait son action non seulement dans une perspective ethno politique spécifique, mais aussi dans la longue tradition ouvrière et syndicaliste de France (…). Celle-ci visait à établir un front de solidarité de la classe ouvrière de France qui ne se limiterait pas aux seuls travailleurs nord-africains, mais qui regrouperait tous les travailleurs » [24].
Le 3 septembre, près de 30 000 personnes répondent à l’appel du MTA dans les Bouches-du-Rhône. « 100 % des travailleurs des chantiers navals et des employés municipaux de la Ciotat, 60 % des travailleurs de Marseille et 100 % à Aix-en-Provence »[25]. En réponse à la mobilisation phocéenne des grèves sont déclenchées les jours suivants dans de nombreuses villes (Toulon, Toulouse…). Les crimes racistes continuent cependant de se multiplier.
Un appel à la grève est lancé sur Paris mi-septembre. « Dans la région parisienne, le vendredi 14 septembre sera pour nous une grande journée à la mémoire des victimes du racisme et une journée de lutte pour notre dignité et nos droits. Nous appelons tous nos frères arabes à se mettre en grève pendant 24 heures pour protester contre le racisme et avertir tous les racistes que nous ne nous laisserons pas faire » [26].
Si sur certains chantiers le mouvement est très suivi par les ouvriers et provoque une grève massive chez les commerçants arabes de quartiers comme Barbès ou Belleville, la mobilisation reste cependant modeste. L’appel à la grève, uniquement adressé aux travailleurs arabes, est par ailleurs très critiqué. On reproche notamment au MTA d’ainsi provoquer des divisions au sein la classe ouvrière mais aussi parmi les victimes du racisme.
Les années 70 voient donc l’émergence d’un véritable mouvement antiraciste en France. Impulsé par le Mouvement des travailleurs arabes celui-ci va parvenir à faire du racisme, jusque-là considéré comme une opinion, un délit puni par la loi. La lutte contre la haine raciale va mobiliser du travailleur immigré à l’intellectuel de renom (Sartre, Foucault…). Elle atteint son paroxysme avec les grèves de septembre 1973. Cependant, face à un État davantage préoccupé par la chasse aux immigrés que par leur sécurité sur le sol français, elle ne va pas permettre d’endiguer réellement la vague de crimes racistes qui s’abat alors sur l’hexagone.
Malgré la précarité de leurs conditions de travail, l’insalubrité de leurs logements, l’instabilité de leurs statuts juridiques ou encore la menace des crimes racistes, les travailleurs immigrés vont parvenir à s’organiser afin de résister. Par leurs luttes, face à l’État, face aux patronats, face à la justice, ils vont provoquer d’importants changements dans différents domaines et réussir à améliorer leurs conditions de vie et de travail sur le sol français. Malheureusement méconnus, ces combats pour la dignité humaine ont marqué l’histoire des luttes ouvrières, politiques et sociales des années 1970. Loin de l’image de l’immigré soumis, qui baisse la tête et ne revendique rien, ils sont la preuve de la capacité de ces travailleurs déracinés à s’unir, s’organiser et se battre pour davantage d’humanité. Par leurs victoires, bien que parfois modestes et éphémères, ils sont parvenus à remettre en cause l’invulnérabilité des « puissants » et ont démontré tout l’intérêt de la résistance populaire.
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