L'Humanité : Comment expliquez-vous que l’extrême droite et les forces rétrogrades soient arrivées à ce niveau d’influence ?
Roger Martelli : Faut-il s’en étonner ? Ce que nous vivons est en gestation depuis plus de trois décennies. Désormais l’économie a pris le pas sur la politique, la majorité de la gauche a renoncé à l’égalité et a tourné le dos au « changer la vie », l’État ne veut plus réguler, le salariat est réduit à la précarité et la droite s’est alignée sur l’extrême droite. L’espérance sociale a reculé. Ce qui nourrissait la colère et l’esprit de lutte s’est transformé en ressentiment et en esprit d’exclusion. Une partie du peuple se détourne de la chose publique, une autre veut donner un coup de pied dans la fourmilière. Telle est la base commune de l’abstention et de la poussée de l’extrême droite.
Ceux qui ont stimulé ou accepté cette évolution sont responsables. Il fut un temps où la gauche tout entière croyait à la possibilité de l’égalité des conditions, où l’on rêvait de changement de société, où l’État voulait peser sur l’économie, où la droite n’avait pas oublié complètement la Libération et le gaullisme, où le monde ouvrier campait sur des acquis obtenus de haute lutte. Ce n’est plus le cas. À la gauche de la gauche, nous n’avons pas pu empêcher ce recul et, de ce fait, nous nous sommes affaiblis. À nous maintenant de comprendre pourquoi.
Oui, et pourquoi le FN parvient-il, lui, à surfer sur les effets de cette crise politique ?
Parce que l’extrême droite a gagné la bataille des idées. L’égalité a structuré la vie politique depuis la Révolution : la droite croit aux vertus de l’inégalité (base de la compétition), la gauche à celles de l’égalité. Or, au fil des décennies, l’égalité a reculé au profit de l’identité. La question centrale ne serait plus celle de la justice, mais tournerait autour du sentiment que « l’on n’est plus chez soi ».
L’extrême droite a imposé cette idée dès les années 1970, la droite l’a peu à peu intériorisée (souvenons-nous du débat de Sarkozy sur « l’identité française ») et, hélas, une partie de la gauche y est aujourd’hui sensible.
Vous évoquez la survalorisation de la question identitaire au détriment de celle d’égalité. Mais n’apparaît-elle pas comme une réponse aux peurs individuelles face à un monde capitaliste divisé en prise aux guerres et dont la globalisation uniformise les droits vers le bas ?
otre monde est instable et dangereux. Mais comment pourrait-il en être autrement quand partout règnent les lois de la concurrence, de la gouvernance et des rapports de puissance ? Les inégalités sont plus grandes que jamais, les discriminations sont le lot des individus et des peuples et la souveraineté populaire est un vain mot. Quant à ce qu’on appelle « l’état de guerre », c’est purement et simplement une construction, amorcée aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. En réalité, c’est la conclusion logique d’une longue évolution, commencée dès le début des années 1990. On s’est mis alors à expliquer que les luttes sociales étaient désormais caduques, que l’essentiel était le conflit des « civilisations » et que l’avenir était à la guerre des « identités ». Il y a une cohérence terrible entre le primat de l’identité, le choc des civilisations et l’état de guerre. L’extrême droite en fait ses choux gras.
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Si l’on ne se sort pas de cette nasse, la justice sociale restera en panne et notre monde pourrait bien se retrouver devant un nouvel août 1914. En pire… Il ne faut pas mettre le petit doigt dans la logique de l’état de guerre. Si l’on veut remédier au désordre du monde et à ses périls, il faut s’attaquer à ce qui le produit : l’injustice et le déni de démocratie. Voilà des décennies que l’on tourne le dos aux exigences de développement économe des capacités humaines. Persévérer dans cette cécité est une aberration, si ce n’est pas un crime.
Comment ce combat pour l’égalité doit-il se traduire concernant la nation ?
La nation n’est pas un astre mort, mais nous vivons dans un seul monde, ce qui fait de l’interdépendance des peuples et du partage les clés de l’avenir humain. Contre la barbarie et pour la justice, il n’y a plus de projet qui puisse se penser comme « avant tout national ». Tout discours qui contourne cette exigence est inefficace et stimule l’avancée frontiste. L’obsession nationale nourrit aujourd’hui le repliement frileux et l’esprit d’exclusion. Il ne faut pas laisser la mondialité à la mondialisation du capital et au jeu des puissances. En bref, on ne dispute pas le nationalisme au Front national : on le combat.
Dans la dernière période, on a assisté à de nombreux glissements lourds de conséquences. Comment y résister dans le champ politique ?
Le social-libéralisme forgé par Tony Blair contient trois volets : l’acceptation des normes de la mondialisation financière (la compétitivité), la mise au travail (la précarité plutôt que le chômage) et l’ordre social (au nom de la sécurité). François Hollande et Manuel Valls ont fait ce choix. Il inspire désormais toute leur action, y compris face au terrorisme. Or cette méthode bafoue la justice et nourrit le désordre alors même qu’elle prétend le résorber.
Si le choix du pouvoir est efficace, c’est sur un seul point : il détruit le socle historique de la gauche et du mouvement plébéien et démocratique français. Ce faisant, il désarçonne les catégories populaires et il exacerbe la radicalisation à droite. Sans doute cela pose-t-il de redoutables problèmes à la droite classique. Mais cela porte surtout en avant le FN. Jeu de Gribouille, incroyablement périlleux…
Dans ce contexte, rien ne sert d’invoquer la République ou d’appeler au rassemblement de la gauche. Pour vivre, la République doit être refondée en devenant participative et sociale. Quant à la gauche, la question n’est pas tant de la rassembler que de la reconstruire. Ce n’est possible qu’à partir de ses valeurs : égalité, liberté, solidarité… et donc esprit de rupture.
Note :
[1] Roger Martelli est Historien et codirecteur de Regards
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