Au cœur d’Avril-Sofiproteol et de la FNSEA, un homme, Xavier Beulin. Indestructible, faiseur de ministres, lié au grand patronat, il applique la politique de l’industrialisation de l’agriculture française. Au prix de la disparition de dizaines de milliers d’exploitations agricoles et de la destruction de l’environnement.
C’est le symptôme le plus évident de sa puissance : d’« Agricultor » à « Agrobusiness man » , toute la presse nationale a tiré la caricature de cet « homme d’affaires [qui] détonne dans le milieu agricole » . Mais rien n’y fait. Xavier Beulin semble indestructible.
Cheveux gominés, chaîne en or, montre Breitling et villa en Tunisie, son train de vie n’est pas un mystère. M. Beulin n’est plus guère paysan, et il s’en fiche. Difficile de trouver un cliché de lui sur son tracteur ; et quand Reporterre lui propose en juillet dernier une rencontre sur son exploitation de 500 hectares dans le Loiret, . Son véritable lieu de travail est son bureau installé dans les beaux quartiers du 8e arrondissement de Paris, dans lequel il a de nouveau reçu le quotidien de l’écologie.
« Fossoyeur de l’agriculture », selon Marianne[1], il ne cache pas sa vision des choses
Il n’y a d’autre choix possible que l’industrialisation de l’agriculture :
Ecouter Xavier Beulin :
Et pourtant. « Beaucoup d’agriculteurs ne se rendent toujours pas compte qu’ils sont en train d’être vendus à un industriel », dit Grégoire Frison, avocat de Novissen, l’association en pointe dans le combat contre la ferme-usine des Mille vaches. , il avait tenté de stigmatiser ces petits réseaux qui contrôlent l’agriculture moderne. « Mais les juges ont fermé yeux et oreilles ».
En revanche, M. Beulin peut injurier les opposants au barrage de Sivens, les taxant de « » sans que personne s’en émeuve, et .
Rien n’ébranle l’autorité de Xavier Beulin. Et pour cause, l’homme est puissant. Celui qu’on présente parfois fait plus que murmurer à l’oreille des ministres. Il est l’homme providentiel, une sorte de super-ministre tapi dans l’ombre des ministres officiels, le sauveur masqué des soirs de réveillon :
En décembre 2013, François Hollande avait fait spécialement le déplacement , y prononçant .
Cumul des mandats et conflit d’intérêt
Le pouvoir de M. Beulin tient à sa position centrale dans les multiples réseaux qui irriguent le monde agricole. Président du premier syndicat agricole français, la FNSEA, vice-président du syndicat agricole majoritaire représenté à Bruxelles, le Copa-Cogeca, il est aussi président de l’EOA, l’alliance européenne des oléo-protéagineux, vice-président du CETIOM (un institut de recherche spécialisé dans les filières oléagineuses), vice-président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles du Loiret, département dont il est issu. Egalement secrétaire-adjoint de la Chambre régionale d’agriculture du Centre, il avait été president du Haut conseil à la cooperation agricole et du conseil d’administration de FranceAgriMer, l’établissement national des produits de l’agriculture et de la mer.
L’association nationale des producteurs de lait s’est amusée, en 2012, à schématiser les différentes structures tombées sous la casquette de Xavier Beulin. :
Les responsabilités de l’homme aux mille bras, d’ailleurs, ne se cantonnent pas au milieu de l’agriculture : il préside aussi l’IPEMED, un institut de coopération avec les pays du bassin méditerranéen, le CESER (Conseil économique social et environnemental régional) du Centre et et le , premier port français d’importation des produits forestiers et deuxième exportateur des céréales.
Toutes ces responsabilités cumulées induisent des conflits d’intérêt, au sens de « ». Interrogée par Reporterre sur le combat qu’elle avait eu à mener contre la Copa-cogeca au sujet des agrocarburants – pierre angulaire du – Corinne Lepage raconte : « Sous couvert du discours de l’intérêt général qu’on peut porter comme syndicaliste, ces revendications lui permettaient de défendre au plus haut ses propres intérêts ». De son coté, Michelle Rivet, vice-présidente du conseil régional du Centre, témoigne : « A l’échelle de notre territoire, il est à la fois juge et partie. Avec le CESER, il est censé faire du conseil à la collectivité en toute impartialité, mais il est dans le même temps responsable syndical, sans compter ses intérêts industriels ».
La FNSEA, la machine de guerre de l’homme d’affaires
Le cœur de ce mélange des genres – homme d’affaires, syndicaliste, représentant de collectivités publiques – est la machine de la FNSEA, qu’il préside. Pourquoi Xavier Beulin, patron d’industrie fort occupé, déjà pourvu de multiples casquettes, a t-il pris la tête de la FNSEA en 2010 ? Parce que la FNSEA est une machine de guerre. Dès sa naissance en 1946, elle a cogéré l’agriculture et les budgets agricoles avec les gouvernements. La gauche de 1981 a tenté de changer les habitudes . Le syndicat pousse les portes et les ministères accèdent à ses demandes.
La puissance de la FNSEA repose sur une main-mise historique sur les chambres d’agriculture, leur budget et leurs services, dont le plus important concerne l’accès aux aides publiques, fondamentales en agriculture. L’argent des « chambres » sert à une politique agricole qui converge avec celle dessinée par Sofiprotéol.
S’appuyant sur sa représentativité et ses quelques 300 000 adhérents, elle entend être l’interlocuteur unique des pouvoirs publics. Elle est souvent seule à négocier, ne tolérant pas la présence de la Confédération paysanne, de la Coordination rurale ou du Modef, trois syndicats minoritaires, souvent en désaccord avec elle.
Certes, les agriculteurs ne représentent guère que 1 % de la population française, mais leurs manifestations musclées et le poids des votes dans les campagnes, font peur aux hommes politiques. Les gouvernements, UMP ou PS, composent avec leur représentant officiel, la FNSEA.
Ainsi, en décembre 2011, alors candidat à l’élection présidentielle, François Hollande répond à une lettre que lui avait envoyée Xavier Beulin : celui-ci s’inquiétait de l’alliance entre les socialistes et le parti écologiste EELV. Hollande le rassure, promettant que « rien ne se fera sans les organisations agricoles » s’il était élu président.
- Reporterre dévoile cette lettre en exclusivité :
Télécharger :
- François Hollande et Xavier Beulin -
M. Hollande a tenu parole. Quand Xavier Beulin, coiffé de son chapeau de la FNSEA, monte au créneau, il obtient gain de cause. Avant les élections de 2012, il s’était prononcé , il l’a obtenu. Il souhaitait voir Stéphane Le Foll plutôt qu’un autre ; son vœu a été exaucé. Le rejet de l’ecotaxe ? Après des manifestations plus que musclées, . Agrandissement des élévages ? C’est fait . « Directive nitrate » ? La FNSEA en fait , Manuels Valls . Aides aux retenues d’eau pour l’irrigation ? .
- C’est simple : sous Hollande, on ne dit pas non à Xavier Beulin.
« Une confusion des genres assez troublante »
La source essentielle de la puissance de la FNSEA est qu’elle tient les chambres d’agriculture : un outil impressionnant, que le rapport du député Nicolas Perruchot, portant sur le financement des syndicats, publié non sans difficulté en 2012, a permis d’évaluer précisément.
Télécharger le rapport Perruchot (lire notamment à partir de la page 94 :
Car le syndicat agricole gère en quasi-totalité les chambres d’agriculture, que gère en quasi totalité la FNSEA, soit un budget atteignant .
Les chambres apportent à la fois des fonds et des hommes aux ordres sur le terrain. « Présentes dans chaque département et chaque région, les chambres d’agriculture sont des établissements publics dirigés par 4 200 élus professionnels, tous représentants des diverses activités du secteur agricole et forestier. Ces élus sont assistés par 7 800 collaborateurs, afin de coopérer à la réalisation de projets territoriaux en matière agricole et d’accompagner les agriculteurs dans leur installation ou leur développement.”
Le député poursuivait : “ Le contrôle de ces instances confère aux organisations d’exploitants majoritaires une position stratégique, sur le plan de la représentativité bien sûr, mais aussi pour l’accès aux moyens du réseau, qui s’élèvent à quelques 500 millions d’euros.”
Et M. Peruchot d’enfoncer le clou : “Une part importante des moyens financiers est fréquemment détournée dans l’intérêt des représentants du syndicalisme majoritaire”.
A tel point qu’il assimile ces moyens à « des subventions déguisées” au profit du syndicat majoritaire qui “ne se trouvent (pas) valorisées dans les comptes”.
Pour lui, il y a bel et bien « confusion des genres » : “De fait, la FNSEA et le Centre national des jeunes agriculteurs [syndicat majoritaire des agriculteurs de moins de 40 ans] exercent une influence sans partage sur le réseau. Dans certaines situations, il en résulte une certaine confusion des genres assez troublante”, précise le rapport.
Des services publics contre adhésion au syndicat
“De même, l’adhésion au syndicat majoritaire se trouve-t-elle encore favorisée par son caractère incontournable dans la gestion des différents dispositifs d’aide aux agriculteurs”, constate le rapport. Car lorsqu’un agriculteur s’adresse à sa chambre d’agriculture, passage obligé pour formuler une demande d’aides publiques, mieux vaut qu’il soit adhérent de la FNSEA s’il veut que son dossier aboutisse.
Un témoin entendu par le rapporteur explique : “Dans le syndicalisme majoritaire, l’adhésion paraît quasi obligatoire : il est de notoriété publique que, sans adhésion à la FNSEA ou aux JA, il est difficile d’obtenir des prêts – bien qu’il y ait eu une évolution en la matière depuis la fin du monopole du Crédit agricole –, d’agrandir son exploitation, voire d’obtenir des conseils juridiques : dans certaines chambres d’agriculture, le conseiller juridique suggère d’abord à l’agriculteur de prendre sa carte à la fédération départementale, la FDSEA. Bien sûr, de telles conditions ne sont jamais exposées par écrit”.
Un autre témoin raconte qu’il a été incité à adhérer au syndicat majoritaire pour obtenir un avis favorable à sa demande d’installation en tant qu’agriculteur. Cette influence de la FNSEA sur les demandes d’installation explique en partie la grande difficulté de l’agriculture biologique à se développer en France malgré la forte croissance de la demande.
Omniprésence et capacité d’action
La FNSEA est incontournable. Pas seulement au sein des chambres d’agriculture. Elle siège dans les Safer qui autorisent ou refusent les achats de terres agricoles. Elle siège dans les banques qui accordent ou non les prêts. Elle est présente au sein des assurances (Groupama), de la sécurité sociale des agriculteurs (MSA), des organismes de formation, de l’enseignement agricole, de la recherche publique, au Conseil économique et social, au .
Politiquement, la FNSEA a ses entrées dans toutes les structures, des mairies rurales, aux conseils généraux et régionaux dans les territoires. Il n’est pas rare que des élus soient adhérents du syndicat qui lui apporte son soutien. C’est le cas du maire de . Elle a des relais dans les administrations et tous les ministères à Paris, à la Commission européenne à Bruxelles.
Qui tient la FNSEA tient l’agriculture en France. Les ministres, le président, se plient, en échange de la paix sociale sur le front agricole. Et quand cette puissance se cumule avec celle d’un grand groupe agro-industriel, comme Avril-Sofiproteol, on est, simplement, , où public et privé se combinent à l’avantage des intérêts privés.
Un homme au cœur du « Milieu » des affaires
Car en tant qu’homme d’affaires, M. Beulin déroule aussi un fort réseau d’intérêts économiques qui le place en relation avec le cœur du capitalisme français. C’est ce dont témoigne la composition du nouveau conseil d’administration d’Avril :
On y trouve Anne Lauvergeon, ancienne patronne d’Areva (dont le chiffre d’affaires ne pèse guère plus que celui d’Avril-Sofiproteol, malgré une notoriété infiniment supérieure). Une personne clé, tant par ses relations avec le pouvoir politique, que parce qu’elle préside la commission , avec ses 300 millions d’euros à distribuer.
Y siège aussi Pierre Pringuet, un « parrain du capitalisme français », : il préside l’Association française des entreprises privées (AFEP), qui regroupe les cent plus grandes entreprises françaises. Un lobby moins visible que le Medef, mais largement aussi influent.
Les autres membres du conseil d’administration d’Avril sont des pivots de l’agriculture française : Arnaud Rousseau et Gérard Tubéry viennent représenter la FOP, la fédération française des oléagineux et protéagineux, dont M. Beulin . Bernard de Verneuil préside le CETIOM dont le vice-président est M. Beulin. Patrice Gollier, lui, est l’ancien directeur général d’InVivo, la plus grande coopérative agricole de France, présente dans les semences, par le biais de RAGT Semences, . On notera enfin la présence du milieu bancaire – que Xavier Beulin connaît bien en tant qu’ – avec Jean-Pierre Denis, qui représente le Crédit Mutuel. Ancien secrétaire général de l’Elysée sous Jacques Chirac, l’homme avait alors succédé . Le monde est toujours petit, autour de Xavier Beulin.
Le PDG de Sofiprotéol a su jouer de tous ses réseaux et des responsabilités diverses pour appliquer . Son affairisme lui permet aujourd’hui de verrouiller la trajectoire qu’il donne au secteur primaire : une industrialisation forcenée qui fait de Xavier Belin le meilleur lobbyiste de la mort des paysans français.
Car il faut le rappeler : le bilan est catastrophique. En vingt ans, le . Le gaspillage des terres a continué à un rythme effréné, avec la perte d’1,7 millions d’hectares de terres agricoles. La balance agricole française se dégrade et l’agriculture est de plus en plus polluante, en termes d’engrais, de pesticides et de gaspillage de l’eau.
Une nouvelle fois, ce désastre social et environnemental est rendu possible par une profonde défaillance de nos systèmes démocratiques. Le cas Beulin et l’histoire de Sofiprotéol sont à ce titre un exemple parfait d’une oligarchie qui ne dit jamais son nom. Mais qui continue à détruire le pays.
Note :
[1] « Fossoyeur de l’agriculture », selon Marianne
Crédits photos et dessin :
. Hollande : Sofiproteol
. MM. Hollande et Beulin : Présidence de la République - P. Segrette
. Xavier Beulin entretien : Romain Guédé pour Reporterre
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