Face aux crimes du fanatisme, ces derniers jours ont vu fleurir des réactions populaires spontanées qui, de rassemblements en dessins, de bougies en paroles, ont su mêler à la douleur du deuil le réconfort, l’espoir et la combativité pour des valeurs dignes d’être défendues. La société civile française, bientôt imitée partout dans le monde, a montré sa capacité de résilience. Nous avons tous ressenti le besoin de nous retrouver, de nous regarder, de nous tenir près. Et sans doute, de marcher ensemble, partout, comme une impérieuse nécessité. Mais pas dans l’« union nationale ».
Certes, les circonstances inspirent à tous la volonté de dépasser les clivages habituels, l’espoir que les valeurs humaines que nous avons en partage permettront pour une fois de nous rassembler. Les foules massées place de la République mercredi 7 janvier en démontrent déjà la possibilité. Mais cette union du peuple ne saurait être confondue avec l’ « union nationale » telle qu’elle est proposée par une large part de la classe politique. Alors que nous sommes si nombreux à nous engager dans cette démarche avec sincérité, d’autres attendent en embuscade de récolter les fruits du choc et de la peur. Ne laissons pas les larmes nous obscurcir la vue. Ne suspendons pas notre faculté de penser au prétexte d’une situation exceptionnelle qui rendrait les différends caducs ou futiles.
Ainsi le principe d’union nationale doit être remis en cause. D’abord parce qu’il prépare le terrain pour un raidissement liberticide du régime, ensuite parce qu’il sera utilisé pour réduire au silence non seulement la critique des problèmes majeurs qui disloquent notre société – économiques, sociaux, démocratiques – mais également les oppositions politiques qui s’y expriment.
La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage
Il est d’abord frappant de constater à quel point la situation actuelle semble propice à l’affirmation des pires contradictions en toute impunité, comme si elle autorisait tous les retournements de sens. Ainsi, le gouvernement appelle de ses vœux l’union nationale au-delà des considérations partisanes, mais en exclut le Front national… sans pour autant s’émouvoir de la présence annoncée à la manifestation de ce dimanche du Premier ministre hongrois Viktor Orban. Il encense la défense de la liberté, mais Manuel Valls annonce d’ores et déjà de nouvelles atteintes aux libertés individuelles via le renforcement de lois antiterroristes.
Le terme même de manifestation pour la marche de dimanche est une imposture : il s’agit, dans ses modalités d’organisation, ses invités, sa nature même, d’une cérémonie officielle d’État plus que d’un rassemblement populaire. D’où il sont, les anars de Charlie doivent rire jaune. Alors que l’anesthésie du choc est utilisée contre le peuple, il est essentiel d’analyser ce que signifie aujourd’hui l’union nationale, non dans son principe seul, mais dans sa réalité concrète, afin de comprendre, au-delà des discours, l’avenir que l’on nous réserve.
L’état d’exception
Le pire, sans doute. Car l’union nationale prépare toujours l’entrée en « guerre » – comme en 1914 lorsque Raymond Poincaré proclama l’ « union sacrée » face à l’agression allemande. Le terme est déjà dans toutes les bouches, politiques et médiatiques, pour montrer tout à la fois son émoi et sa fermeté, car il est toujours de bon ton de surenchérir face à l’horreur toute nue. Or, qu’il s’agisse d’une guerre contre un État extérieur ou contre un « ennemi intérieur », l’union nationale signale toujours la suspension du politique dans la violence.
Et nous savons bien ce qu’en l’occurrence cette entreprise idéologique prépare : l’entrée en guerre contre un terrorisme teinté de religiosité afin de sauvegarder une soi-disant nationalité, ce n’est rien d’autre que s’engager dans un choc des civilisations. C’est fonder le peuple sur des mœurs ou des modes de vie plutôt que sur des lois, des valeurs et des possibles. C’est importer la suspicion et la discorde sur le territoire en lui donnant un caractère indépassable. C’est préparer la guerre civile en invoquant son vocabulaire. Et c’est surtout préparer l’état d’exception sous les auspices d’une fausse communion.
Les déclarations de Manuel Valls annoncent ainsi l’élaboration d’un nouvel arsenal répressif : on entrevoit déjà une version française des les lois liberticides du Patriot Act promulgué au lendemain du 11 septembre 2001 aux États-Unis, dans le consensus artificiel de « l’union nationale ». Les citoyens américains en paient encore aujourd’hui le prix fort. À un peuple apeuré on peut tout faire avaler, parce que son jugement est comme rompu. Le jugement personnel, comme le jugement collectif. Qui décidera des mesures à prendre pour faire face à cet état de crise, si tant est qu’il y en ait un ? Le pouvoir en place, de manière unilatérale, au prétexte de l’union nationale dont François Hollande serait, en tant que chef de l’État, le garant ? N’est-ce pas plutôt à la société d’en débattre dans la confrontation et la pluralité ?
L’union nationale dans l’état d’exception empêche de penser le passé, le présent et l’avenir. D’interroger les causes pour en choisir les conséquences. Sa temporalité blanche empêche au débat politique de reprendre prise rapidement, lui qui pour le salut de la démocratie ne devrait justement jamais s’arrêter.
Des mesures d’exception procède toujours une spirale dépressive : la rupture du pacte républicain tissé de libertés publiques cède la place aux réflexes communautaires. Une séparation irréparable a lieu. La peur de l’autre, plus que la question sociale, finit par structurer, de manière ou plus moins visible mais de façon inexorable, l’ensemble de la société. Le cauchemar politique s’étend.
Rappelons que les fanatiques auront gagné non pas quand ils auront pris le pouvoir sur nos régimes politiques, mais quand ils nous les auront rendus insupportables à vivre.
La dénégation des structures sociales
L’artificiel unanimisme de l’union nationale ne saurait donc nous empêcher de poser les problèmes auxquels elle prétend répondre par le déni. Conséquentialiste, il empêche de se pencher réellement sur les causes. Parmi elles, il y a bien évidemment les divisions qui justement gangrènent de plus en plus une société déliquescente, sèche, suffocante. Sans avenir commun. Où la crise économique s’est transformée en vaste démission civique.
L’union nationale ne doit pas nous faire oublier cette vérité simple : qu’on ne saurait forger une quelconque société dans l’exaltation de la concurrence libre et non faussée, dont Marx disait au juste titre qu’elle était une forme de guerre civile. Que rendre les vies précaires par l’instabilité croissante du capitalisme génère amertume et rancœur profondes. Que la libéralisation sans fin des capitaux accentue des inégalités qui rendent les gens de plus en plus étrangers les uns aux autres.
Piketty ne dit pas autre chose dans son récent ouvrage : la rentabilité patrimoniale augmente plus vite que le rendement salarial, transformant ceux qui n’ont pas d’héritage en hamsters isolés dans leur roue, sans espoir d’en sortir jamais et courant jusqu’à la mort dans une circularité absurde. L’économiste annonce la fin de la fiction méritocratique et les troubles démocratiques que cette perte occasionne. Pour le dire autrement, même avec la meilleure volonté du monde, la possibilité d’améliorer son sort personnel relève aujourd’hui de l’arbitraire le plus total. Dans son ouvrage paru en 1944, Karl Polanyi nous mettait lui aussi en garde : « Notre thèse est l’idée qu’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. » Et le désert progresse chaque jour un peu plus.
Faut-il alors vraiment chercher dans le parcours des trois assassins une hypothétique logique intrinsèque de l’islam, ainsi que certaines flèches hystériques, à l’instar d’, nous y incitent en demandant expressément aux musulmans de se désolidariser publiquement des attentats meurtriers perpétrés sur notre territoire ? Rappelons d’abord que ce serait verser dans un amalgame odieux dont seule la religion musulmane est la cible : a-t-on demandé aux catholiques de se désolidariser d’Anders Behring Breivik lors de la boucherie d’Utoya, accomplie au nom des valeurs chrétiennes d’après son auteur ? Ensuite que ce serait être bien oublieux du principe de laïcité qui nous commande de ne pas reconnaître et donc de ne pas exiger de quelconques prises de positions politiques de la part des religions. Enfin que c’est avoir une lecture négligente, à dessein, des structures sociales.
Amédy Coulibaly et Chérif Kouachi se sont rencontrés puis radicalisés en prison. Dans une zone de non-droit où s’entretient une dont eux aussi sont pourtant les héritiers. C’est à la misère et la prison qu’il faut donc, d’abord et avant tout, demander des comptes. L’une comme l’autre entravent l’avenir individuel. L’une comme l’autre sont synonymes de relégation sociale, de désintégration et au bout du compte, de déshumanisation. Et l’une et l’autre se suivent et se renforcent. Pris dans la misère, on tente de survivre, traité comme un esclave. Pris dans la prison, on tente de garder la volonté de vivre, traité comme un chien.
Les trois assassins djihadistes sont par ailleurs allés à l’école en France. Peut-être serait-il bon de nous interroger sur notre système scolaire, de remettre en œuvre une vraie politique de brassage social ; en obligeant par exemple les parents à mettre leurs enfants dans les établissements les plus proches de chez eux, à rebours des politiques d’assouplissement de la carte scolaire menée ces dernières années, qui mènent évidemment à une induration précoce de la stratification sociale.
Le surinvestissement politique du religieux
Pour autant, le retour du religieux politique observé ces derniers temps dans nos sociétés sécularisées n’est-il pas tout simplement la rançon d’un monde où le politique s’est peu à peu défait dans le nihilisme néolibéral et ses réflexes autoritaires, le paradigme désespérant du , jusqu’à devenir une vaste farce dont l’union nationale semble aujourd’hui le parachèvement complet ? « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état des choses où il n’est point d’esprit », écrivait Marx.
Il ne parlait pas seulement de la misère matérielle, mais de la misère politique qui règne dans un monde glacé dans les eaux du calcul égoïste et entièrement soumis à la loi « sans âme » de l’accumulation. Un monde où l’homme aliéné cherche ailleurs son salut, dans la reconnaissance hypothétique de figures divines et la doxa des vérités révélées. Pour les jeunes déclassés, les revendications religieuses sont aussi « une manière de retrouver un pouvoir sur soi et de réorganiser sa dignité »,.
Néanmoins, ce qui menace le vivre ensemble et la paix n’est pas la croyance religieuse en tant que telle mais le fait qu’elle soit réinvestie en substitut politique aux mensonges de la société du spectacle capitaliste. Cette menace surgit au moment où le magistère moral des religions se transforme en velléité politique de façon plus ou moins brutale, du Printemps français vomissant le mariage pour tous dans une condamnation larvée de l’homosexualité, ou des djihadistes exaltés décimant des vies pour insulte au Prophète ou, à l’image de l’État islamique, impiété générale. Dès ce moment, elle excède la frontière entre vie privée et vie publique définie par le principe de laïcité en vigueur depuis 1905 en France.
Choisir la fraternité républicaine
Plutôt qu’à l’union nationale, les pouvoirs publics auraient donc mieux fait d’en appeler au sursaut républicain : de prendre des mesures pour ouvrir à nouveau le territoire du politique, pour y rassembler tous les citoyens de ce pays, quelle que soit leur confession, leur croyance philosophique où leur appartenance sociale. Une constituante, pourquoi pas. Ou autre chose. Par exemple un grand débat sur la laïcité et la paix civile (plutôt que sur l’identité nationale). Peut-être que les responsables politiques devraient d’ailleurs s’inspirer de l’initiative de Jean-Luc Mélenchon, qui donnera une conférence sur ce thème lundi 12 janvier.
Éveiller les consciences, argumenter les discours, organiser la controverse ; ouvrir une constituante, lancer des états généraux, convoquer de nouvelles élections, peu importe. Mais retrouver des temps politiques, des temps sauvegardés de l’isolement économique, du « désencastrement », pour parler comme Polanyi. Faire vivre les différences en les confrontant sereinement dans le périmètre de la res publica – et non les taire dans un consensus obligé.
Parler aussi de l’amour et du bonheur. À la politique, mêler une poétique. Pour, comme le dit si bien François Morel, « reboiser l’âme humaine ».
Pour en savoir plus ;
- La vague du « tous ensemble » plus forte que les semeurs de haine
- risque d’un "Patriot Act" à la française pour encadrer nos libertés...
- La tentation d'un Patriot Act à la française
- Combattre le terrorisme, ce n’est pas restreindre les libertés (LDH)
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