Comment toute une génération post-soviétique a-t-elle changé d’avis sur les Etats-Unis d’Amérique ?
Le journaliste Dmitri Sokolov-Mitritch exprime ici l’une des plus grandes désillusions du peuple russe depuis la chute de l’URSS.
Sources : par
Nous étions, somme toute, tombés amoureux fou de l’Amérique. Je me rappelle clairement la passion amoureuse que nous portions à l’Amérique. Quand nous approchions l’âge d’homme, au début des années 1990, la plupart de mes amis n’avait pas le moindre doute à propos des liens qui nous unissaient à la .
Et ces liens étaient bienheureux, comment aurait-il pu en être autrement ?
Contrairement à nos grand’parents, et même à nos pères, nous ne voyions pas du tout “la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle” comme une catastrophe. Pour nous, elle marquait le début d’une ère nouvelle et magnifique. Enfin, nous nous étions échappés de notre cocon soviétique pour plonger dans ce grand et formidable monde du réel. Enfin, nous allions pouvoir assouvir notre appétit de sensations multiples et excitantes. Nous pensions que nous n’étions peut-être pas nés au bon endroit, mais que nous étions certainement nés au meilleur moment possible. C’est inconcevable aujourd’hui mais même l’Église, libérée de la surveillance et du contrôle du communisme, se trouvait dans le même espace sémantique que celui où triomphaient les valeurs occidentales. La célébration du millénaire du Baptême de la Russie et le premier concert des Scorpions chantant Les vents du changement étaient de même nature.
Les guerres en et en Yougoslavie se déroulèrent sans qu’on y prêtât grande attention. Et ce n’était pas parce que nous étions jeunes et indifférents. Moi-même, par exemple, je faisais mes premières armes au journal du Komsomol, dans le département des nouvelles étrangères. Je surveillais les dépêches en anglais pleines des noms de Izetbegovic, , Karadzic, mais pour une raison quelconque je ne considérais pas cela comme de la moindre importance et signification. Cela arrivait quelque part, loin de chez nous.
Et, bien entendu, pour moi la guerre des Balkans n’impliquait aucune implication occidentale. Quel rapport avec l’Amérique ? Aucun.
Dans les années 1990, nous votions pour le parti Yabloko, nous manifestions devant le Parlement pour la démocratie, nous regardions la nouvelle station de télévision NTV et écoutions la station de radio Echos de Moscou. Dans nos premiers écrits de journaliste, nous ne manquions pas une occasion de nous référer au “monde civilisé” et croyions profondément que c’était réellement la civilisation. Au milieu des années 1990, nous nous aperçûmes qu’apparaissaient dans nos rangs des “eurosceptiques” mais ils étaient considérés comme de ces distraits à l’image du professeur Jacques Paganel de Jules Verne. J’ai passé une année entière dans un dortoir d’étudiants avec Pierre le communiste et Arséni le monarchiste. Mes amis des autres dortoirs me voyaient les quitter le soir avec ces mots pleins d’empathie : “Vas-y, retourne à ton asile de dingues”.
Le premier coup sérieux porté à notre enthousiasme pro-occidental vint avec le . Ce fut un choc. Brusquement, nos lunettes colorées de rose nous tombèrent du nez. Les bombardements de Belgrade devinrent pour ma génération ce que l’attaque du World Trade Center fut pour les Américains. Notre conscience entama un tournant à 180 degrés ; de la même façon que l’avion transportant le Premier ministre d’alors Eugene Primakov en route vers les USA, au-dessus de l’Atlantique, reçut l’ordre de son passager de rebrousser chemin vers la Russie à la nouvelle de cet acte d’agression de l’Amérique.
A cette époque, il n’y avait pas la moindre propagande anti-occidentale dans nos médias. Notre chaîne NTV nous expliquait, jour après jour, que les bombardements d’une très grande ville européenne était certes un peu ... bon, excessif, mais après tout Milosevic était répugnant au-delà de tout ce que le monde avait connu et nous n’avions qu’à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le programme satirique Poupées présentait la chose comme une querelle dans un immeuble où un voisin saoul torturait la “citoyenne Kosovo” et où personne ne pouvait rien faire pour elle sinon son petit ami, – il avait l’allure avantageuse et le visage de Bill Clinton. Nous acceptions la chose mais, d’ores et déjà, n’y croyions plus guère. Ce n’était plus vraiment drôle. Nous avions commencé à comprendre que le conflit en Yougoslavie était le précurseur des choses à venir.
Le deuxième conflit irakien, l’Afghanistan, la partition finale du Kosovo, le “printemps arabe”, la , la , furent peut-être des surprises mais nullement des chocs. Toutes nos illusions s’en étaient allées ; nous savions désormais plus ou moins avec quelle sorte de puissants nous partagions notre planète. Pourtant, malgré tout cela, nous gardions notre orientation pro-occidentale. Le mythe d’une Europe bienveillante, à côté d’une Amérique devenue mauvaise, persistait. Le choc du Kosovo perdait peu à peu de sa force et notre position de compromis devenait : certes, bien sûr, nous ne pouvons nous tenir complètement coude à coude avec ces joueurs, mais nous pouvons jouer le grand jeu de la politique et de la civilisation avec eux.
Après tout, avec qui d’autres pouvions-nous le faire ?
Même le défilé des révolutions de couleur a en quelque sorte ressemblé jusqu’au bout à de simples mesquineries. Seuls et la guerre civile extrêmement violente qui en a découlé ont démontré sans équivoque qu’un « processus démocratique » exempt de toute procédure ou règle et lancé sur le terrain adverse, ce n’est pas du tout un jeu géopolitique, mais l’arme de destruction massive absolue.
- La seule arme utile contre un État qui dispose d’une défense antimissile.
C’est très simple : si tu appuies sur le bouton et envoies un missile de l’autre côté de l’océan, tu reçois en retour précisément le même missile. Si tu déclenches sur le territoire adverse une réaction en chaîne aux conséquences chaotiques, il est ensuite difficile d’établir ta culpabilité. Une agression ? Quelle agression ? C’est un processus démocratique naturel ! L’aspiration ancestrale des peuples à la liberté.
Nous voyons du sang répandu et des commis par des soldats ; nous voyons des corps de femmes et d’enfants. Nous voyons une nation entière en train de revenir aux années 1940, alors que le monde occidental, que nous aimions passionnément lorsque nous étions si jeunes, nous déclare simplement que nous imaginons des choses. La génération qui produisit Jim Morrison, Mark Knopfler et les pittoresques Beatles, la génération Woodstock et ses hippies âgés et passés de mode qui ont chanté Can’t Buy Me Love un millier de fois, ne voit pas ces choses. La génération allemande du baby boom d’après-guerre, qui a baissé la tête pour recevoir l’absolution et se faire pardonner les pêchés de ses pères, ne voit pas ces choses.
Le choc est bien plus fort qu’avec le Kosovo. Pour moi et les nombreux milliers de trentenaires avancés qui vinrent au monde avec l’American Dream dans la tête, le mythe du “monde civilisé” s’en est allé pour toujours. Mes oreille résonnent de ces horreurs. Le monde civilisé n’existe plus désormais. Il ne s’agit pas d’un simple moment de mélancolie ou d’une quelconque amertume jalouse mais d’un temps de très sérieux danger. L’humanité qui a perdu ses valeurs morales est en train de se transformer en une productrice de bande de prédateurs et la possibilité d’une grande guerre est juste une question de temps.
Il y a vingt ans, nous n’avons pas été vaincu, nous avons été soumis. Nous n’avons pas perdu une guerre ; nous avons été défait dans le sens culturel du terme. Nous voulions simplement devenir comme EUX. Le rock and roll a joué un bien plus grand rôle dans cette défaite que les têtes nucléaires. Hollywood s’est avéré bien plus puissant que toutes les menaces et tous les ultimatums du monde. Le vrombissement des Harley Davidson fut bien plus efficace que le tonnerre des avions de combat durant la Guerre froide.
Amérique, combien tu peux être stupide ! Si tu avais attendu vingt ans, nous serions devenus tiens pour toujours. Il aurait suffi de vingt années de plus à ce régime et nos politiciens t’auraient donné nos armes nucléaires comme un présent d’allégeance et t’auraient longuement serré la main en signe de gratitude pour l’avoir accepté. Quelle bénédiction ce fut que tu te sois révélée si stupide, Amérique !
Tu ne nous comprends même pas ! Ce sont, entre autres, les mots que nous avons adressés il y a deux ans au Kremlin [suite aux résultats des du 4 décembre 2011 et celles présidentielles du 4 mars 2012, un large mouvement de contestation a eu lieu pendant plusieurs mois en Russie avec des manifestations organisées dans plusieurs villes, notamment la “” sur la place Bolotnaïa à Moscou le 6 mai 2012, ndlr]. Depuis lors, grâce à toi, Amérique, le nombre de ceux qui désirent descendre sur cette place a considérablement diminué. Tu dis et penses des idioties sur nous et, par conséquent, tu accumules les erreurs
Il fut un temps où tu étais le plus séduisant de tous les pays, Amérique.
Après la Première Guerre mondiale, tu t’es imposée comme moralement supérieure à l’Europe, et après la Seconde Guerre comme la plus grande puissance. Bien sûr, il y eut Hiroshima, le Vietnam, le Ku Klux Klan et un ensemble de vilaines casseroles de ce genre, comme tous les empires. Mais l’un dans l’autre, tous ces déchets n’avaient pas atteint ta masse critique, celle où le vin tourne au vinaigre. Tu montrais au monde entier comment l’on devait vivre avec un but : d’une façon constructive, avec le sens de la création et la liberté. Tu as accompli des miracles dans des pays comme l’Allemagne de l’Ouest, le Japon, la Corée du Sud, Singapour. Mais depuis cela, tu as changé. Pour quelque raison que j’ignore, tu n’écris plus des chansons que le monde entier reprend en refrain. Tu as gaspillé ta principale richesse, – la moralité, qui est tombé à un si bas niveau, – ce qui ne se restaure pas aisément.
Tu es doucement en train de mourir, Amérique.
Et si tu penses que je me réjouis de ton malheur, tu te trompes. L’arrivée d’une nouvelle ère s’accompagne d’un grand bain de sang et je n’aime pas le sang. Nous qui avons été témoins de la disparition de notre empire pourrions même t’expliquer où tu te fourvoies. Mais nous ne le ferons pas. À toi de le deviner.
Note :
[1]
commenter cet article …