Sources : 13 Octobre, 2014 philosophe et essayiste
Les institutions de la Ve République sont désormais si clairement perçues comme antidémocratiques et génératrices de corruption que de toute part (sauf du côté des forces dont l’alternance tranquille est programmée par la logique de ces institutions) on s’est mis à revendiquer une « VIe République ». Chaque « frondeur » du Parti socialiste le propose, tout comme les écologistes et toutes les composantes du Front de gauche et le Front du peuple de Jean-Luc Mélenchon.
C’est une excellente chose, qui revient à demander que la France cesse d’être le pays développé le plus monarchique de la planète, le seul où le Président peut dissoudre le Parlement, nommer ou révoquer tous les ministres, déclarer une guerre, signer des traités et même supprimer toutes les libertés publiques selon l’article 16 de la Constitution, sans que personne ne puisse ni vraiment contrôler ni empêcher ces décisions, ni enfin que les citoyens puissent peser sur elles par voie référendaire. On ne peut sincèrement se déclarer démocrate et vouloir conserver cette Ve République.
Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos quel fut l’esprit de sa conception et de ses modifications successives. Dans un pays où les grands groupes industriels et financiers formulaient le besoin d’un pouvoir plus centralisé qui fasse converger les richesses vers leurs propres intérêts privés, la vie politique était marquée par le poids important des forces progressistes, et tout particulièrement d’un parti communiste très influent. Il fallait donc à la fois ôter à ces forces tout pouvoir sur la définition de la politique économique et sociale, et structurer les modes de représentation politique de sorte que ces mêmes forces n’aient aucune chance d’accéder aux responsabilités les plus hautes. La Constitution de laVe République, dans le climat propice de la guerre d’Algérie et des menaces d’extrême droite qui l’accompagnaient, fut ainsi rédigée et modifiée dans un état d’esprit dont ne se cachait guère celui qui en dirigea la rédaction au nom du général de Gaulle, Michel Debré. Il conçut le mode de scrutin dans une logique de « lutte brutale mais claire », ajoutant que « la brutalité d’un mode de scrutin est l’expression d’une vue démocratique qui est bonne »[1].
Ainsi, en 1958 puis en 1962, tout fut subordonné au pouvoir présidentiel, dont l’élection au suffrage universel à deux tours engendra une nécessité tendancielles à la bi-polarisation au centre, à la marginalisation de toute opposition au système social en place. Le découpage électoral permit de fausser jusqu’à la caricature la représentation parlementaire et la réduire à une chambre d’enregistrement, le règlement du Parlement lui ôta la maîtrise de son propre ordre du jour et permit au Président d’imposer l’adoption de lois sans vote, au Conseil constitutionnel de devenir l’outil politique de destruction de toute avancée législative progressiste. Il restait à soumettre l’ensemble à une volonté supranationale, ce qui fut fait en consensus de la droite et d’une partie de la gauche par voie référendaire lorsqu’existait une majorité, ou contre l’expression référendaire lorsque les citoyens le refusaient (comme pour le Traité de Lisbonne). Contre toute velléité citoyenne de se donner tout de même une représentation progressiste et pour tout soumettre à la logique présidentielle, il restait aussi à coupler les élections présidentielle et législative, ce qui fut obtenu par Lionel Jospin alors premier ministre de Jacques Chirac.
Cet édifice institutionnel doit ainsi tout à quelques experts isolés et quelques élus servant de paravent contre l’expression directe des citoyens. Nul mieux que François Mitterrand en 1973 qualifia cette Constitution[2] : « démocratie tombée en monarchie », « possession du pouvoir par un seul homme », « coup d’Etat de tous les jours », Constitution « chiffon de papier », « monarque entouré de ses corps domestiques », « dictature », avec un Conseil constitutionnel « chapeau dérisoire d’une dérisoire démocratie », « Cour suprême du Musée Grévin », qu’ « une poignée d’avoine fait rentrer à l’écurie ». Juste après son élection, le même François Mitterrand aussitôt élu déclarait à propos de ces institutions : « elles sont bien faites pour moi »[3].
Depuis, d’élection en élection et au rythme de l’approfondissement d’une crise dont la majorité des citoyens fait les frais, chaque Président n’est élu que par l’abstention des déçus du Président précédent, et devient très vite l’homme le plus impopulaire du pays. Cette distorsion de plus en plus évidente entre le peuple et ceux qui prétendent le « représenter » porte en elle-même l’exigence croissante d’une nouvelle Constitution, d’une VIe République, d’une refonte de l’ensemble des institutions françaises. Et il ne manque pas de volontaires pour tenir le stylo.
Cependant : cette question d’une nouvelle Constitution peut être subordonnée à une autre question, sans doute plus fondamentale, et que Nelson Mandela se posa en termes neufs lorsqu’il passa du bagne au palais présidentiel. Cette question est celle-ci : comment procéder pour que le peuple lui-même se donne ses institutions, de sorte qu’en y obéissant il s’obéisse à lui-même ? Autrement dit, une fois programmé un Acte VI de notre théâtre républicain, il faut préciser clairement quels en seront les auteurs et les acteurs.
La France n’est pas l’Afrique du Sud, mais si par hasard il s’y trouvait quelque novation de portée universelle, il vaudra le coup d’y faire un petit détour…
Note :
[1] Michel Debré, Ces princes qui nous gouvernent, 1957, et Conférence à la Sorbonne de janvier 1984.
[2] François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, 1973.
[3] Dans le journal Le Monde du 2 juillet 1981.
Pour en savoir plus :
(1) Michel Debré, Ces princes qui nous gouvernent, 1957, et Conférence à la Sorbonne de janvier 1984.(2)François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, 1973.(3) Dans le journal Le Monde du 2 juillet 1981.
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